[QL: L'Odyssée du Désert] 1 - Ambassade de Keustatinopol

Post N°6

Il y eut une brève seconde, non pas d'hésitation, mais de pure stupéfaction.

- Je viendrai avec plaisir ! s'exclama le Duc d'Uzas. Il n'avait même pas envisagé les conséquences de son absence sur son Duché ; il était entre de bonnes mains, fidèles et compétentes, après tout. Et puis surtout, visiter le territoire keustatin... ses yeux s'illuminèrent à la perspective du voyage.

Arpenter les rues de Keustatinopol, côtoyer le peuple du Désert, aller à la rencontre de leur culture. Et ces empires d'extrême occident ! Il était déjà en train de rêver. Il sut pourtant revenir à la réalité :

- Pour ce qui est de la venue de Sa Majesté Averroès Ben Rochd en mon Duché, je ne crois pas en être digne. S'il juge bon de venir frapper à ma porte, je lui ouvrirai avec plaisir : même si je ne connais pas l'homme, je pense que sa compagnie est aussi bonne que la vôtre, dit-il avec un sourire sincère.

Puis, le Comte accepta à son tour, et l'idée de voyager en sa compagnie lui sembla très intéressante. Enfin, il posa des questions très pertinentes sur les Djinns. Intérieurement, il ne put se retenir de penser, avec ironie et sarcasme, qu'un gémellite se serait probablement scandalisé d'entendre pareils propos.

Avant que les keustatins n'aient pu répondre, le Comte leur dit humblement :

- Excusez moi, quelque chose vient de me revenir...

Il Comte héla l'un des deux serviteurs qui l'accompagnaient et lui murmura une série d'instructions à l'oreille.

Tandis que le serviteur partait pour chez Phaïstos, le Seigneur reprenait :

- Excusez moi encore.

Post N°17

Hassal ne se formalisa pas de la légère impolitesse du comte de Folenoy, contrairement à ce qu’il laissait présentement paraître, Keustatinopol et ses djinns n’étaient sans doute pas ses seuls sujets de préoccupations. Bien que jeune diplomate, il n’était pas dupe là-dessus. Il accueillit cependant avec une joie sincère que les deux seigneurs Ilmengards fassent mine d’accepter ses offres :

— Je me vois honoré de vous voir si enthousiastes par rapport à notre nation.

Ses pensées revinrent ensuite à la question pour le moins étrange du comte.

— Il est simplement inconcevable que quiconque ne vénère les djinns au sens où vous l’entendez, car ils ne sont pas sujets de vénération ou de soumission, mais d’admiration. Ils n’ont aucun pouvoir sur nous, ce ne sont que des modèles, que nous tentons d’imiter au mieux. Alors il est possible de prendre un djinn comme exemple, tout en vénérant un dieu. Même si cela ne fait pas sens à nos yeux, ce serait renoncer à notre liberté vis-à-vis des dieux, liberté que les djinns ont eut bien du mal à obtenir pour nous.

Post N°7

Le jeune duc d'Uzas fut fort étonné de la réponse de Hassal. Comme Juin de Fonlenoy, il avait considéré les Djinns un peu comme des Dieux ; sa pensée religieuse étant formatée, pour lui, toute déité, ou du moins être supérieur, ne pouvait qu'être vénéré. La vision particulière du peuple du désert intéressa Folhardeur, dans le sens où elle n'avait rien en commun avec celle d'Ilmengard. D'ailleurs, à sa connaissance, tous les autres peuples voisins de l'Empire vénérait des Dieux. Aucun ne s'en affranchissait.

Les Keustatins étaient donc littéralement un peuple athée. Comme toutes les réponses à ses précédentes questions, il rangeait cela dans un coin de sa mémoire, pour le coucher un jour sur du parchemin ; probablement à son retour du voyage dans le désert. En pensant justement à cette aventure à laquelle il allait bientôt prendre part, Âmiaz eut quelque questions.

- Tout à l'heure j'ai attribué le titre de majesté à Vôtre Souverain, dit-il, reprenant la parole après un court instant de silence, mais quels sont les titres que nous devons vous attribuer véritablement et au Faucon du désert ? Et si l'occasion se présente jamais un jour de Le rencontrer, comment devrons-nous nous entretenir avec Lui ?

D'ailleurs, puisqu'il semble établi que nous partirons tous deux à votre suite en terre keustatine, quel équipement nous conseillez-vous pour la rigueur du Grand Désert ?

De fait, Âmiaz n'avait jamais voyagé hors d'Ilmengard, et il lui était difficile de concevoir la différence de climat. Il préférait s'en remettre aux véritables connaisseurs de la contrée pour s'habiller selon leur habitude. C'est du moins ce qui lui semblait le plus judicieux.

Véritablement intéressé par les questions du Duc, le Comte se contenta d'opiner et de regarder ses hôtes avec intérêt, n'ayant lui-même rien à ajouter. Il souriait de joie à l'idée de sortir de l'Empire pour visiter l'une des plus brillantes civilisations en dehors de ses frontières et attendait juste avec impatience de pouvoir partir. Et il était heureux que le Duc eût osé poser ces questions de protocoles, qui s'ils n'en avaient su les réponses auraient pu les mettre dans une situation délicate.

Post N°18

Non ! pensa Sahla. Non ! Ils ne vont quand même parler protocole et chiffons ! Après avoir faillit le tuer en prenant par surprise des engagements de médiateur au nom de Keustatinopol entière, Hassal et ses deux acolytes voulaient maintenant le tuer d’ennui ? Quoiqu’il en soit, la conversation était bien menée et il devait bien rester pour surveiller le jeune aigle.

Celui-ci par contre paraissait sensiblement moins embarrassé du sujet que son aîné, il répondit avec politesse et intérêt à chacune des questions qu’on lui posait :

— Pour le protocole, ne vous faites pas trop de soucis. Vous pouvez très bien utiliser pour nous les termes de seigneurs et pour notre souverain, celui de roi ou de majesté. Nous nous donnons nous-mêmes le titre d’Emir et Averroès a prit celui de Hakim al-Keustatinopol, ou simplement Hakim, qui serait probablement traduit par le terme « Gardien de Keustatinopol » dans votre langue.

Ensuite, si vous rencontrez Averroès en personne, il n’y a qu’une seule règle, seule son Vizir, son guide spirituel, a le droit de parler avant lui. Mais comme il n’en a actuellement pas…

— Bien sûr qu’il en a un ! Le coupa Sahla. Il continua pour répondre au regard interrogateur de Hassal : Je suis son Vizir.

La stupeur que dégagea du jeune Hassal fut telle qu’elle sembla se matérialiser entre lui et Sahla.

— Eh oui ! Pourquoi croyais-tu que je me permettais de parler avant lui ?
— Ton manque de respect pour le protocole, répondit son interlocuteur un peu hagard.
— Oui c’est d’ailleurs parce que je le faisais avant d’être Vizir qu’Averroès me donna le titre. Mais qu’importe, je l’ai, et je mérite donc ton respect jeune coq !

Hassal pouffa à la remarque, voilà qui le rassurait, on n’avait à coup sûr pas donné un titre aussi prestigieux à cet homme pour sa sagesse. Il se retourna vers les deux seigneurs Ilmengards, le sourire aux lèvres :

— Quoiqu’il en soit, ne vous en faites pas. Si vous témoignez le même respect à Averroès qu’à moi-même, tout ira bien.

Pour ce qui est de l’équipement, il faut surtout éviter les pièces de métal apparentes, qui chauffe incroyablement au soleil. Le reste, nous vous le fournirons volontiers, car vous ne le possédez sans doute pas.

L’ambassadeur regarda à travers la verrerie le jour qui malgré leur discussion suivait son cours et avançaient gentiment. Quelques seigneurs et bourgeois, pas assez importants pour être concernés par la disparition de la fiancée, s’étaient également risqués à venir inaugurer l’ambassade. Hassal en revint à ses deux seigneurs, les autres étaient très bien pris en charge par le reste de sa délégation :

— A part tout cela, une démonstration de dans devrait bientôt commencer, j’espère qu’elle vous ravira.

Aegidius sourit devant la joute verbale de ses hôtes. Il était rassuré par leur bonhomie : soit ils étaient très bons acteurs, soit s'ils étaient représentatifs de leur peuple les keustatins étaient des être sympathiques. Du reste, il était étonné du peu de protocole que ces hommes décrivaient pour leur nation : en Ilmengard, rares étaient les Seigneuries, même mineures, à en avoir si peu. Quant à la cour impériale, les titres et charges y abondaient et il était fréquent de voir des individus enfreindre telle ou telle règle, encourant par là-même le courroux de l'Empire.

Mais à y bien réfléchir, il se dit que cela devait être en rapport avec le pouvoir réel du souverain sur ses sujets. Averroès n'avait pas besoin d'un cérémonial abusif pour être respecté, son pouvoir était si réel et si indiscuté qu'il n'avait pas besoin d'être signifié autrement que par l'efficience de sa volonté. L'Empire et son système de vassalités avait donné tant de pouvoirs aux Seigneurs que ceux-ci, traités comme des rois par leurs sujets avaient poussé l'Empereur - et probablement l'ArchiPrince - à entrer dans une course à la majesté pour afficher le pouvoir qu'ils n'avaient pourtant plus.

Alors que ces hommes parlaient avec lui comme à un égal, même si l'un d'entre eux était le second d'un souverain, ce qui le plaçait indubitablement plus haut dans la hiérarchie protocolaire que ne l'étaient un Comte ou même un Duc Ilmengards.

Sans doute l'Empereur et l'ArchiPrince pensaient-ils que lorsque l'un aurait triomphé de l'autre ou se serait entendu avec, il pourrait reprendre ce qui lui était dû, mais le Comte doutait que les Seigneurs laissassent un Empereur, même unique, leur reprendre l'autonomie qu'ils avaient conquise. Et si les guerres étaient relativement fréquentes à keustatinopol, au moins étaient-elles brèves, claires, et définissaient-elles un nouveau suzerain dont les descendants jouiraient d'une autorité incontestée jusqu'à la prochaine guerre. C'était ce qui permettait à ces hommes d'être simples : aucun ne pouvait espérer devenir Hakim ou en usurper le pouvoir, leur place étant fixe et uniquement conditionnée par leur fidélité et leur efficacité au service de leur souverain, si bien qu'ils n'avaient qu'un intérêt : être les meilleurs sujets possible, comme n'importe quel keustatin. Et il était impatient de faire son voyage qui lui permettrait de mettre ses conjectures à l'épreuve des faits.

Il était tout aussi impatient de découvrir la danse keustatine, dont on disait qu'elle était magnifique et radicalement différente de celles pratiquées dans l'Empire. Mais les aventuriers qui revenaient du désert manquaient de mots pour la décrire, justement parce que les pas en étaient si différents, leur vocabulaire n'allant pas plus loin dans la précision que quelques métaphores et approximations qui ne permettaient jamais au lecteur ou à l'auditeur du récit d'en visualiser quoi que ce fût :

- Je n'en doute pas, les quelques échos que nous pouvons recevoir de vos danses sont enthousiastes, et c'est donc avec plaisir que je découvrirai enfin ce spectacle tant vanté ! J'ai mille questions à vous poser, tant de récits les décrivant, mais je préfère en garder toute la surprise.

Post N°5

Le Carrosse, tout d’acajou vernis et qui portait en bas-relief la gravure du blason Impérial sur ses flancs, faisait cascader les bruits des sabots de l’attelage et du glissement des roues cerclées de fer sur le pavé cahoteux. Même si le Palais n’était guère distant de l’Ambassade, il était hors de question qu’Irina se déplaçât à pied dans la ville. Une poignée de cavaliers précédait l’attelage, une autre le suivait et le cortège s’immobilisa devant la porte de l’édifice que les Keustatins avaient choisi d’adopter.

Aussitôt, le cocher sauta à terre pour venir se plier en une révérence obséquieuse en ouvrant la portière. L’Impératrice, dans une de ses sempiternelles robes rouges, descendit la marche en observant longuement la façade. Cet hôtel particulier ne lui était pas inconnu. A qui avait-il bien pu appartenir auparavant ? Un bourgeois ruiné ? Un Seigneur déchu ? Aucune importance, si le propriétaire avait été oublié, c’est qu’il ne pesait pas suffisamment pour être l’objet de ses attentions.

Elle pénétra dans l’ambassade, précédée de son valet, sous les regards surpris de l’assemblée. Parmi les Ilmengards qui faisaient partie des invités, on se plia collégialement en révérences, abasourdi de l’auguste présence de l’austère Irina. Il était si rare que l’Impératrice daigne se déplacer. Quel honneur elle faisait aux hommes du désert !

Dans le jardin, elle balaya rapidement la foule d’un regard d’examen. Elle sut en moins d’un clin d’œil qui étaient les gens importants parmi ce rassemblement hétéroclite de bourgeois et de petits Seigneurs. Deux particulièrement retinrent son attention : deux jeunes Seigneurs qu’elle n’avait jamais eu l’heur de rencontrer encore, mais qu’elle connaissait car elle se faisait faire des rapports sur chacun des grands féodaux. A en juger par la tunique blasonnée du premier, il s’agissait du jeune Folhardeur, dont la famille était depuis longtemps fidèle aux intérêts de l'ArchiPrince. Le second correspondait aux descriptions qu’on lui avait faites du Comte Juin de Fonlenoy, un Légitimiste héréditaire.

Elle ne fut pas peu surprise de les voir deviser gaiement, malgré un désaccord politique évident et elle ne put s’empêcher de se demander si cette apparente amabilité était dictée par les convenances ou si elle était sincère. Un tel rapprochement de deux jeunes hommes, pleins de sève et de projets, pourrait-il conduire à une amitié qui verrait l’un rejoindre le camp de l’autre ? Et si c’était le cas, est-ce que Fonlenoy trahirait l’Empire ou est-ce que le Duc d'Uzas rejoindrait leur cause ? Assurément, une relation à surveiller.

Elle se planta longuement devant la magnifique sculpture qui était le joyau de la réception. Toute la cité mythique de Keustatinopol était représentée dans le moindre détail, dans une dentelle de cristal aux reflets miroitants. Même si elle n’en laissa évidemment rien paraître, conservant son masque rigide et froid, elle admirait la somptuosité de l’ouvrage.

A haute voix, elle fit part de sa réflexion à tous ceux qui se trouvaient suffisamment près pour l’entendre :

- C’est si fin ! Si raffiné ! Tellement ciselé et pourtant si fragile… Combien de générations de savoir-faire, d’années d’apprentissage et d’heures de travail pour le peuple Keustatin ? Et un seul geste de l’Impératrice d’Ilmengard suffirait à le faire voler en éclat…

Tournant ostensiblement le dos au splendide ornement, pour signifier qu’elle y avait accordé suffisamment d’importance, elle attendit que ses hôtes se remettent de la surprise de sa présence pour venir l’accueillir avec les égards dus à son rang.

Post N°19

Hassal allait inviter le comte de Folenoy à lui poser quelques unes de ses questions, le temps de rejoindre la scène montée dans le jardin et que tous y soient rassemblés. Mais un tache sombre et rouge cassant la verte douceur de la pelouse le coupa dans son élan.

L’Impératrice.

Le jeune diplomate ne pensa pas un seul instant à se demander quelle lubie avait amenée la femme la plus puissante du monde connu à venir leur rendre visite, il fut trop choqué par sa réaction face à l’œuvre de cristal : comment quiconque pouvait seulement penser à briser une telle merveille ? Et non pas avec un intérêt quel qu’il soit, seulement par caprice. Pour prouver à tous qu’elle avait du pouvoir. Incompréhensible pour le sans doute trop pur Hassal.

L’art, et en particulier le travail du cristal, était presque sacré en Keustatinopol. C’est ce qui rapproche le plus des djinns, dit-on. Ainsi, si jamais un chef d’œuvre pareil était détruit dans l’ambassade, cela constituerait un incident diplomatique majeur. Mais même si on n’était pas arrivé à d’aussi tristes extrémités, le mal était déjà fait : la vulgarité, le manque de raffinement et l’inculture que l’Impératrice laissait paraître par une telle remarque venait de ternir définitivement l’estime que lui portaient les Keustatins présents.

Sahla quant à lui passa très rapidement sur son mépris de l’Impératrice, pour se demander pourquoi elle s’intéressait soudain Keustatinopol. L’explication la plus plausible qu’il avait trouvé était que l’Impératrice avait sauté sur leur visite dans la Capitale Blanche pour pouvoir par la suite les décrire, contre leur grès, comme partisans des loyalistes.

Quoiqu’il en soit, Hassal se reprit bien vite. Il s’inclina profondément devant l’Impératrice, imité par l’intégralité de l’assemblée, puis il s’adressa à elle sans se redresser :

— Si je me permettais l’audace impolie d’un reproche, je vous dirais que vous nous faites bien trop d’honneurs. Mais je ne me permets pas, alors je vous salue bien bas et je ne peux que savourer le temps si précieux que vous daignez nous accorder. Vous arrivez par ailleurs à un moment très opportun, avec votre permission, je donnerai le signal du début d’une représentations de nos danseurs et danseuses.

Aegidius était dos à l'entrée mais en voyant les regards se figer il ne put que se retourner et constater la présence de l'Impératrice. Et fort peu de temps après, l'inopportunité de sa présence. Quel intérêt de venir à cette réception dans le seul but d'offenser ce que l'Empire accueillait sur son territoire et qui accueillaient l'Empire en leur demeure ?

L'Impératrice ne pouvait être inculte au point d'ignorer la renommée de la verrerie keustatine, et nulle nation n'atteint une telle excellence dans un art sans que celui-ci ne prenne une grande valeur symbolique.

Il n'en oubliait pas les convenances pour autant, ni son intérêt politique qui lui interdisait de manquer à ses devoirs protocolaires envers un membre de la famille impériale. Aussi fit-il une révérence, mais si l'Impératrice ou quiconque l'observait, il était facile de deviner à la raideur du geste qu'ici la dévotion était plus feinte que sincère. Et Aegidius espérait dans le secret de son coeur que les habitants du désert le remarquassent.

Mais ces tergiversations ne l'empêchèrent pas de noter avec quelque admiration le contrôle de soi dont fit preuve Hassal dans son accueil de la souveraine. Réellement, cet homme était sans doute un diplomate et politicien bien plus fin qu'il ne le laissait entendre. Comme tous les politiciens un peu plus fins que la moyenne, d'ailleurs.

Post N°8

L'annonce du spectacle de danse émoustilla le jeune tison qu'était Folhardeur ; et pas seulement du point de vue de l'enrichissement culturel. Assister à ces danses « barbares et indécentes » le changerait sûrement des menuets et autres valses en vigueurs à la cour. Il essayait tant bien que mal de se représenter la danse du peuple du désert, telle qu'il l'avait lue dans divers ouvrages. Une danse raffinée sans être alambiquée, sensuelle sans être vulgaire ; un parfait équilibre entre danse des rues et danse des palais.

Acquiesçant aux paroles de Juin, le Duc d'Uzas s'apprêtait à surenchérir de manière enthousiaste, quand le Grand Salon bourdonna d'agitation. La rumeur, aux pieds agiles et vifs, apporta bien vite la nouvelle : la femme de l'Imposteur en personne avait daigné se déplacer en une si modeste ambassade. Le jeune Folhardeur, qui n'avait d'avis sur la famille impériale que celui qu'on lui avait inculqué, fut néanmoins positivement intrigué. Enfin l'occasion était donnée de se forger sa propre opinion ; bien qu'il restât fortement sceptique au fond de lui-même.

Mais, ayant suivi Hassal, Sahla et Aegidius, il assista lui aussi à la déclaration de l'Impératrice. Elle conforta l'idée qu'il avait de la famille Impériale. Ne la reconnaissant même pas comme digne impératrice, le jeune duc ne lui devait aucun respect, et l'envie de l'insulter chatouilla ses nerfs frais et brûlants. Néanmoins, la démonstration de sang-froid et de diplomatie dont fit preuve le jeune prince keustatin doucha ses pulsions adolescentes et insouciantes. Par cette réplique où, en apparence il faisait montre de soumission, Hassal prouvait à quel point il était au-dessus des vaines boutades d'une femme sénile et en quête d'utilité.

Retenant sa langue et son ardeur en serrant la mâchoire, il parvint à faire un sourire crispé et une révérence acceptable à l'impératrice. Avec une hypocrisie grinçante et mal masquée, il ajouta tout en se courbant :

- Vôtre Altesse Impériale...

Post N°6

En quelques mots, comme à son habitude, elle avait su se rendre odieuse aux yeux de tous. Et dans sa fatuité gonflée, elle fut bien sûr incapable de s’en rendre compte.

Un petit homme à la peau brunâtre vint s’incliner profondément devant l’Impératrice qui laissa son oreille se bercer de la douce musique de la déférence, qui lui était si familière et anodine qu’elle n’en écoutait jamais la teneur, se contentant de recevoir en offrande la rythmique moelleuse de cette sonate en son hommage.

Sourde oreille des puissants, handicap insurmontable de ceux qui ont trop foi en eux !

Dans les révérences courbées de l’assemblée, elle devinait l’étonnement qui accueillait sa présence. Qu’elle se déplace en personne ne manquait pas d’incongruité pour qui connaissait les habitudes hautes et lointaines de la Famille Impériale.

On ne pouvait pas soupçonner qu’elle avait reconnu dans les présents offerts pour le mariage de sa fille des trésors dignes d’intérêt. Comme cette somptueuse sculpture de cristal qui trônait fièrement au milieu du vaste patio, chaque cadeau témoignait de l’immense savoir-faire et de la richesse de la civilisation des sables. Pour rien au monde, elle n’aurait avoué être béate d’admiration devant la Keustatinopol en dentelle à la pure transparence, mais son goût du luxe et son avidité viscérale la faisait littéralement baver d’envie devant le raffinement de cette décoration.

L’impératrice d’Ilmengard ne pouvait envisager que de telles splendeurs n’ornent pas son palais pour prouver, s’il en était besoin, sa suprématie sur le monde. Et sa présence en ces lieux n’avait d’autre but que d’amadouer les hommes du désert pour qu’ils acceptent de guider ses envoyés sur leurs terres arides.

Dès la première seconde, dès qu’elle avait eu en main cette rose finement ciselée dans le cristal, elle avait su que, quelqu’en soit les moyens, il lui faudrait mettre la main sur ces trésors inestimables. Les acheter ? Dans ce cas, il fallait commencer à préparer la négociation. Les prendre par la force ? Il faudrait alors bien connaître l’ennemi. Se les faire offrir ? C’est d’une forte relation d’amitié qu’elle aurait besoin.

Dans tous les cas de figure, la première étape lui apparut avec évidence. Après avoir accepté de recevoir dans la Capitale une ambassade, il lui fallait en établir une dans la cité du désert. C’est cette requête qu’elle était venue porter en personne aux émissaires d’Averroès Ibn Rochd.

Elle n’avait pas encore fait son choix sur l’ambassadeur qu’elle déléguerait chez ses voisins mais les circonstances étaient en train de lui fournir l’occasion d’un habile coup politique.

De toute évidence, les jeunes Seigneurs qui venaient de s’incliner devant elle s’entendaient à merveille malgré leurs dissensions. Elle était en mesure de leur offrir de quoi briller, se faire une réputation dans l’Empire en le servant, perspective qui ne pouvait pas déplaire à de jeunes arrivants sur le trône de leurs possessions respectives.

Elle pourrait flatter le légitimisme de Juin en le nommant Ambassadeur et peut-être s’attacher un peu plus sa fidélité. Pour rattraper le désastreux effet de la noce ratée, elle pourrait offrir à l’ArchiPrince un gage de paix et de collaboration, en demandant à Folhardeur de se faire l’accompagnateur du Comte de Fonlenoy. Elle démontrerait ainsi que l’Empereur n’a rien à cacher à son rival.

Si les deux jeunes hommes avaient pris la peine de se déplacer à l’Ambassade, cela ne pouvait que signifier l’attention qu’ils portaient à cette culture, et s’ils étaient ambitieux, ils ne pourraient pas refuser de porter la voix de leur Suzerain respectif à travers le monde.

Irina aurait eu un sourire de satisfaction si son masque rigide et austère n’était incapable de se craqueler sous l’action d’une quelconque émotion. Elle ne regrettait pas cette plongée au cœur du peuple, même si elle répugnait à s’abaisser à aller au-devant des inférieurs. L’occasion était trop belle de s’obliger un tout frais Comte, de s’éviter une grave brouille avec l’ArchiPrince après tous ces efforts diplomatiques et de se lier à un domaine étranger à l’opulence fabuleuse.

Le spectacle de danse mettrait tout le monde dans de bonnes dispositions pour aborder un sujet de cette importance. Elle lancerait donc ses propositions après que ces fiers mâles se soient détendus devant les arabesques de chair fraîche.

Bien qu’elle s’en contrefichait totalement, elle lança avec une sincérité feinte :

- De la danse ? Nous adorons la danse ! Je vous en prie, que le spectacle commence.

Se voulant fine tacticienne, elle avait tenté en disant cela de se composer un visage amène et sympathique. Mais sa raideur innée empêcha quiconque de voir autre chose que son habituelle figure de gargouille granitique.

Post N°20

Puisque la haïssable Impératrice le voulait bien, Hassal frappa dans ses mains deux fois, pour appeler les artistes. Trois musiciens en robes amples d’abord montèrent sur l’estrade luxueusement improvisée dans le jardin. Deux paraissaient vieux comme le désert, burinés par le sable et le vent brûlant, le dernier était sensiblement plus jeune. Les plus âgés commencèrent à jouer l’un d’une sorte de longue flûte nasillarde, l’autre d’un instrument biscornu dont il grattait les quelques cordes. Cela accompagné par le roulement lent et grave du large tambour que battait le dernier.

La musique se fit répétitive, cycle, hypnotique. Quatre danseurs vêtus de longues tuniques et de longues jupes d’un blanc cassé s’avancèrent sur la scène en tournant. Ils tournaient, ils virevoltaient, ils semblaient des toupies infernales et surnaturelles. Le rythme augmenta, discrètement, sans que quiconque n’y porte vraiment attention ou n’en soit frappé. Puis, après un certain temps, aucun spectateur ayant vraiment regardé cette danse n’aurait sut dire combien exactement, le tempo ralentit à nouveaux et les danseurs disparurent lentement derrière les soieries qui camouflaient les coulisses.

Lorsque la musique se tut, l’assemblée ressentait l’étrange impression que l’on a en se réveillant d’un rêve doux mais incompréhensiblement baroque.

Même le cynique Sahla ne pouvait s’habituer à l’émerveillement que cela lui inspirait.

Reprenant lentement ses esprits, quant à lui, Hassal monta sur l’estrade pour annoncer le programme :

— C’était ce que l’on appelle chez nous des derviches, qui ont tournés pour nous, dans une danse de méditation. Nous vous invitons à vous rafraîchir et à vous sustenter dans le but de pouvoir accueillir dans les meilleures conditions la seconde danse, plus… récréative qui commencera dans quelques instants.

Il redescendit attrapant lestement sur le plateau d’un des serviteurs qui naviguaient dans la petite foule une petite coupe d’un jus sucré et doux que l’intendance avait eu toutes les peine du monde à transporter jusqu’ici sans le corrompre.

Post N°7

Sous les regards scrutateurs de l’assemblée, qui attendait de voir sa réaction, l’Impératrice fut la première à applaudir cette étrange danse, qui ressemblait davantage à une transe qu’à une chorégraphie distrayante.

Avec une certaine naïveté, elle s’imagina pouvoir gagner les faveurs des Keustatines en manifestant ouvertement son goût pour une parcelle de leur culture.

Bien sûr, elle n’accordait aucune importance au tourniquet interminable des derviches, qu’elle jugeait à vrai dire assez peu civilisé, comme une extase presque chamanique, une méditation primitive. Elle qui trouvait la source de sa réflexion dans les enseignements de Téléphane, Dieu pédagogue du monde évolué. Les Evangiles contenaient la matière nécessaire à toute forme de philosophie, chaque situation de la vie trouvait sa réponse dans les Ecritures Saintes, chaque interrogation sur le sens de l’existence pouvait être soupesée à l’aune des préceptes éternels et universels de Téléphane, Dieu bon et créateur de toutes choses et de tous êtres.

Imitant son hôte, elle saisit à son tour une coupelle de cette boisson typique des habitants du désert. Une autre danse allait suivre avait annoncé l’Ambassadeur. Plus "récréative", avait-il promis.

Elle attendrait donc la fin de cette seconde exhibition pour faire part de son projet, quand les esprits enfiévrés des mâles auraient vibré de convoitise devant les affriolantes tenues, les excitants mouvements des belles oasiennes. Les sens délassés par le tourbillon de sève vigoureuse qui les auraient parcouru, les jeunes étalons l’écouteraient avec de meilleures inclinations.

Aegidius avait attendu la réaction de l'Impératrice avec appréhension, se retenant d'exprimer son enthousiasme. Il ne pouvait certainement pas se permettre d'afficher un avis contraire à celui manifesté par sa suzeraine, ni d'adopter une attitude trop différente face aux étrangers. C'eût ét une insulte que d'applaudir à tout rompre un spectacle qu'elle aurait boudé, ou à l'inverse de ne pas s'esbaudir de ce qu'elle eût apprécié. Et il n'était certainement pas assez fort, politiquement, pour insulter l'Impératrice à l'heure où son Comté prenait des lois qui favorisaient une confession qui s'était bâtie essentiellement en opposition à celle officielle de l'Empire et des légitimistes. Car s'affirmer Réformateur, donc indépendant du Patriarche nommé par l'Empereur, c'était déjà presque assimilable à une félonie, c'était nier une part des fondements du pouvoir impérial. C'était remettre l'Empereur à sa seule place d'homme, certes le plus puissant de l'Empire, certes auquel on devait fidélité, mais qui n'était plus le premier des prêtres, le premier des hommes devant le divin. Si Aegidius ne faisait pas par ailleurs la preuve de son dévouement absolu à la famille impériale, il risquait une répression qu'il n'avait absolument pas les moyens de contrer. Surtout qu'il n'avait aucun contact avec l'ArchiPrince, et que celui-ci n'aurait aucun intérêt à se plonger dans la guerre contre son frère juste pour sauver un noble, qui retournait sa veste.

Ainsi fut-il soulagé lorsque l'Impératrice, qu'il devina peu sincère, applaudit : ça lui permettait de montrer son sincère intérêt. Il applaudit également avec la salle, en souriant largement. Il avait été captivé par la folle rotation des derviches, presque emporté avec eux vers ces Djinns dont il ne savait presque rien. Ou plutôt, se rappelant que les Djinns avaient censément quitté le désert, il avait eu envie de croire en eux pour les admirer, pour les admirer autant que ces hommes, assez pour que, par seule dévotion à un souvenir, il puisse entrer en une telle transe. Alors que ses Perséphon et Téléphane, qu'il croyait bien présents dans sa vie du réveil au coucher, ne lui inspiraient qu'une respectueuse vénération sans cette ferveur. Un instant, sa foi qu'il avait pourtant chevillée au corps avait vacillé. Et lui tout entier avec. Cette expérience, dont il avait seulement été le témoin, l'avait bouleversé et il ne brûlait que de l'approfondir.

Mais de retour à la réalité, qui n'est rien moins qu'esthétique et rien plus que politique il prit un verre lui aussi et le goûta avec curiosité, découvrant non sans plaisir la douceur du breuvage et son exotisme. Avec impatience, il attendait la seconde danse.

Post N°9

Dès que la danse prit fin, et que les danseurs quittèrent l'estrade, Âmiaz retint à grand peine son envie d'applaudir. Il eut même un demi geste d'applaudissement, suivi d'un coup d'œil vers l'impératrice et les autres membres de l'assemblée. L'ivresse derviche avait aussi atteint ses réflexes protocolaires, pourtant ancrés en lui depuis son plus jeune âge ; heureusement, les brumes éthérées se dissipèrent bien vite et il attendit la réaction impériale.

L'Impératrice finit par applaudir, sans véritable conviction ni sincérité. Folhardeur lui, se donna à cœur joie, et frappa dans les mains à tout rompre, comme le gamin qu'il était. Ce qui lui avait plu, d'abord, était l'exotisme de la danse, des costumes, de la musique, et des instruments. Et puis, surtout et enfin, ce naturel. Loin des valses et des menuets, parangon de sophistication superficielle, la danse rituelle derviche était d'une simplicité désarmante. Plus enivrante qu'un Comté Marmane, il n'avait pas fallu longtemps à Âmiaz pour être propulsé vers des sphères célestes au son entêtant des tambours, de la flûte et du luth étrange. Sans y voir une signification métaphysique, le jeune Duc s'était laissé transporté dans une rêverie éthérée : images mystiques de Djinns tournoyants, odeurs poivrées d'épices colorées, et sons sifflants d'infinis ensablés.

Quand la musique cessa et que les derniers pans de robes disparurent derrière la soierie, il revint vite sur terre et eut du mal à croire que si peu d'apparat ait pu avoir tant d'effet. En plus de la keustatinopol de cristal, cette danse dessinait, avec des traits un peu plus affirmés aux yeux du Duc Folhardeur, le caractère du peuple du désert : un raffinement exquis à trouver dans la suggestion.

L'annonce d'une danse « plus... récréative » - à n'en pas douter la danse du ventre keustatine - ravit le jeune Folhardeur, encore un peu sonné. Prenant, comme les autres invités, un verre parmi ceux qui étaient distribués, il se rafraîchit le gosier, et finit de s'émerveiller, un sourire béât et un peu absent sur les lèvres. Stupides, diraient certains.

Buvant tranquillement sa boisson du désert, il avait hâte que commence la seconde danse.

Post N°21

L’Impératrice applaudissait et les seigneurs bavaient : pour l’instant, tout se passait pour le mieux.

La musique reprit sur un geste invisible de Hassal. Elle se fit sinueuse et couleuvrine et trois danseuses glissèrent d’un pas reptilien jusqu’au devant de l’estrade. Lentement, elles laissèrent ramper au sol la gaze qui enserrait. Leurs épaules et leur ventre furent découverts. Paraissant libérée, tel des serpents de leur mue asphyxiante, elles se mirent à danser. Tout leur corps ondulait sournoisement. Tendancieuses et fascinantes, elles enlaçaient allusivement la musique de leurs gestes gracieux. Le souffle de la danse se fit plus frénétique, de plus en plus lancinantes les sublimes danseuses sentirent la sueur luisante les lustrer leur peau lascive et un insensé désir s’insinuer dans l’assemblée.

Soudain, comme des lézards qu’on effraie, elles filèrent derrière les soieries. De leur disparition, il ne restait que leur châle transparent sur le devant de la scène.

Hassl retint sa respiration durant le moment de flottement qui suit toujours ce genre de prestation.

Cette danse avait le mérite de troubler moins profondément le Comte de Fonlenoy que la précédente. En effet, si évidemment ses sens étaient en émoi la prestation dont il venait d'être témoin ne remettait aucune de ses certitudes en doute : il avait toujours su qu'il aimait les belles femmes et la surprise était moindre. Bien sûr, il admirait ces artistes capables de donner l'impression qu'elles couchaient dans la joie avec une salle entière sans avoir rien montré d'autre que leur ventre ; il pouvait s'imaginer la difficulté qu'il devait y avoir à maîtriser cet art d'un érotisme dénué de toute matérialité. Mais si le spectacle était beau - magnifique, même - il était moins métaphysique et à ce titre avait moins remué le Comte. Au contraire, il l'avait ramené à des considérations tout à fait terre-à-terre.

Ce qui ne l'empêcha pas d'applaudir sincèrement la représentation, mais sa passion était moindre que précédemment, tout simplement parce qu'il comprenait ce qu'il venait de voir.

Post N°10

Plus encore que d'habitude, le duc d'Uzas fut enflammé dès les premiers instants.

Il avait toujours côtoyé des milieux prudes, où beauté rime avec noblesse plutôt que sensualité ; où la grâce est un artifice plutôt qu'un don naturel. Voir des jeunes femmes de son âge si peu vêtue et danser avec une telle concupiscence émut profondément Âmiaz. Il sentit son visage prendre des couleurs et des gouttes de transpiration perler dans son dos et sur son front à mesure que le plaisir envahissait son être. Car, après avoir flatté son âme, les danses keustatines troublait désormais son corps, habité d'un désir déraisonné.

Durant la danse, il eut du mal à garder contenance ; il écarta un peu son col et desserra tant que possible l'étreinte de sa cape. Son regard dévorait les jeunes femmes qui dansaient sur la scène, et pour lesquelles il aurait volontiers abandonné titres et terres. Il ne savait pas s'il devait les considérer comme des princesses ou comme des prostituées : l'effet qu'elle produisait était si crû, mais leur danse si belle et tellement artistique, qu'il devenait difficile - voire impossible - de les ranger dans une des classes sociales d'Ilmengard.

Quand les danseuses quittèrent la scène, elle laissèrent un vide pesant. L'atmosphère était chargée de lascivité et, comme à la sortie d'un rêve profond, les vapeurs langoureuses qui engourdissaient le public mirent du temps à se dissiper. D'ailleurs, Âmiaz fut loin d'être le premier à se réveiller, mais néanmoins, loin d'être le dernier à applaudir.

Post N°8

Les deux godelureaux écarquillaient les yeux devant les ventres dansants. Les ondulations charnelles de ces nombrils appétissants semblaient réjouir leurs sens. Même si Juin affectait l’air de celui qui ne se laisse pas prendre à cet envoûtement – ce qu’il croyait sans doute sincèrement-, personne n’aurait pu raisonnablement croire que ce spectacle lascif le laissât totalement froid.

A l’envolée vaporeuse de ces pythies sensuelles, de ces oracles muets et virevoltants qui prédisent l’affolement des corps et le bouillonnement du sang, un silence retentit. La brusque disparition, comme un vol de moineaux qui s’égaille, laissait derrière elle un silence tonitruant, de ces calmes épais qui font dire après une somptueuse musique que le silence qui suit est encore de la musique.

Irina choisit de laisser planer quelques instants cette sérénité inspirée, où chacun semblait avoir besoin d’un peu de temps pour sortir d’un rêve éveillé. Elle, bien sûr, était restée froide tout le temps de la danse à ce dandinement de dindes cuivrées, à ces roulis de bassin destinés à affoler les mâles, finalement si ressemblant à cette façon de lancer la hanche vers le client potentiel qu’ont les filles de joie des rues citadines.

Rien ne l’émouvait jamais et ce ne serait certainement pas ces tortillements de pintades, ces invites vulgaires à la moiteur érotique, ces évocations à peine voilées du répugnant acte de chair, qui amollirait son âme ou attendrirait son cœur. Elle attendit seulement avec patience et l’air faussement passionné que cesse le ballet luxurieux.

Puis quand chacun fut rassasié du spectacle et du temps suspendu qui lui avait succédé, elle frappa lentement et doucement dans ses mains, pour lancer le signal des applaudissements, sans briser trop violemment le silence repu.

Il allait maintenant falloir passer aux choses sérieuses et lancer la discussion sur le sujet qui la préoccupait réellement et qui l’avait poussé à quitter sa retraite dorée et majestueuse pour se commettre avec le bas peuple et même quelques étrangers.

Elle se tourna vers le Comte Juin, média naturel par sa condition de légitimiste, sans pourtant quitter du regard le Duc d’Uzas. C’est aux deux hommes à la fois qu’elle voulait tendre une perche et elle espérait que les deux la saisiraient ensemble.

- Ne trouvez-vous pas, chers amis, que cette culture est proprement fascinante ?

"Chers amis" ! L’Impératrice n’avait jamais eu un seul ami et ce ne serait certainement pas deux jeunes Seigneurs inconnus qui pourraient le devenir à la faveur d’une rencontre de hasard. Rompue aux rapports politiques de dépendance et d’obligations, elle savait, comme toute personne de pouvoir, distribuer des hochets pour contenter la vanité des courtisans. Et pensait que cette marque d’intérêt suffirait à les rendre bienveillants à son projet.

Juin trouvait que l'Impératrice était par trop consciente de son pouvoir - certes réellement immense - au point d'en oublier qu'il n'était pas divin. Bien entendu, en tant que Seigneur d'allégeance légitimiste il avait tout intérêt à en être bien vu et à en obtenir les faveurs. Mais si sincèrement elle croyait qu'il allait fondre de joie à s'entendre qualifié d'ami alors qu'il ne l'avait jamais vue, elle se trompait. Son but n'était pas d'être bien vu d'elle. Son but était d'accroître la puissance de son fief, et être bien vu de l'Impératrice pouvait être considéré comme un moyen pour ce faire.

Néanmoins, c'était un bon moyen, aussi le Comte n'hésita pas à saisir l'occasion que l'Impératrice lui donnait pour entamer une conversation avec elle. Normalement, il aurait dû laisser le Duc, qui était mieux placé que lui dans les honneurs nobiliaires, répondre le premier mais celui-ci était schismatique et l'Impératrice s'était tournée vers le Comte... Qui du reste était un peu plus assuré que le très jeune Duc.

- En effet, Ma Dame. Et ce fut pour nous un grand honneur que d'assister à ce spectacle en l'auguste compagnie de Votre Altesse Impériale. Je suis en effet ravi de me rendre compte que la Couronne impériale s'intéresse autant que moi à cette culture et au peuple qui l'a fait naître.

Post N°11

Vaillant et intrépide sur un champ de bataille ou dans la lice, Âmiaz n'en demeure pas moins hésitant en société. Surtout lorsqu'il se sent en position d'infériorité, que ce soit par rapport à son âge, à son esprit ou à son rang.

Ici, tout était réuni pour le mettre mal à l'aise.

Le compte Juin semblait avoir reçu une bien meilleure éducation que la sienne. Sa manière de parler et de tourner les phrases traduisait une culture et une intelligence évidentes. Il était également plus vieux d'une dizaine d'année ; forcément, son discours et ses paroles étaient plus mûrs, moins sujets à moquerie. Et puis, il semblait être un habitué des réceptions mondaines.

L'Impératrice, du simple fait de son rang et de sa réputation, impressionnait le jeune seigneur de Castel d'Uzas, au point de le confiner au silence. Son aura de froideur et de mépris le révulsait autant qu'il lui imposait un respect tacite. Étrangement, il aurait préféré affronter seul toutes les armées de l'Impératrice plutôt que son auguste fureur.

Soudain rendu introverti, Folhardeur ne s'arrêta pas cependant de penser et de réfléchir. La vieille Irina avait parlé en s'adressant au comte de Fonlenoy, et le « chers amis » l'avait quelque peu interpellé ; en fait, c'est le pluriel qui était de trop dans la déclaration. L'épouse de l'Imposteur considérerait-elle le Duc d'Uzas, schismatique depuis que le schisme existe, comme un ami ? Quel dessein politique la formule tentait-elle d'amener ? Ou peut-être le vocatif avait-il pour simple but d'inclure Âmiaz dans le dialogue ?

Le jeune Duc ne chercha pas plus longtemps à répondre à ces questions. Au fond, à quoi bon, dans quelques instants la conversation partirait sur autre chose. Aussi, Folhardeur décida-t-il de jouer la spontanéité. À vrai dire, il était trop naïf, jeune et inexpérimenté en matière de politique pour pouvoir espérer faire autrement.

- Fascinante, et le mot est faible, Vôtre Altesse Impériale ! Le bref aperçu qu'il m'est donné de voir aujourd'hui - danses, sculptures de cristal, décorations, coutumes et boissons - tout cela me donne envie de me jeter dès demain dans le désert, et de m'abreuver plus encore de merveilles exotiques, de comprendre leur philosophie, d'apprendre ce que mon pays ne peut m'apprendre ! Dire qu'il y a peu, nous négligions l'existence de tels voisins !

Post N°22

Hassal et Basl, en se rapprochant de l'Impératrice et ses deux interlocuteurs, échangèrent quelques mots dans leur langue :

— Tu sais, mon jeune ami, il était peut-être maladroit de présenter une danse aussi féminine à une femme aussi vieille et puissante.
— Je sais bien, mais que voulais-tu faire ? Monter toi-même sur scène pour un numéro de clown ?
— Pourquoi pas, on a un djinn aussi pour l'humour.

C'était, malheureusement pour l'entourage de Sahla, vrai. Il invoquait souvent cet argument pour justifier ses moqueries d'ailleurs. Cependant en ce moment, c'était plus le djinn de la diplomatie, à l'école duquel Hassal avait été élevé, qu'il aurait été pertinent d'invoquer.

Ainsi, à la première accroche possible, dès que Folhardeur eut terminé, l'émissaire Keustatine se joint à la conversation.

— Vous me voyez profondément ravi que ma culture vous fascine. Je vous déconseille, par contre de vous jeter dans le désert comme ça, cher Duc, les merveilles exotiques que vous évoquez ne suffiront pas à vous abreuver, j'en ai bien peur...

Post N°9

Les deux Seigneurs avaient le sens des convenances et du protocole. Irina se réjouit de voir que, même s’ils ne fréquentaient pas encore la Cour, leur éducation noble n’avait pas été négligée.

Ils apparaissaient tous les deux dans le monde et visiblement, ils n’en ignoraient ni les codes ni la complexité. Ces deux candidats étaient décidément parfaits pour ce qu’elle envisageait et elle n’attendit pas plus longtemps pour lancer une première passerelle.

- Oui, Monsieur le Comte, la couronne est très attentive à ces voisins lorsqu’ils sont si dignes d’intérêt. Notre puissant Empereur est très déterminé à établir un pont entre nos deux peuples.

Elle se tourna vers leur hôte, l’émissaire Keustatin :

- Les présents que vous avez eu la bonté d’offrir pour le mariage de ma fille sont allés droit au cœur de mon cher époux. Pour ma part, je garde un souvenir ému de cette fleur de cristal dont vous m’avez personnellement honorée. Sa Majesté Impériale désire renforcer encore les liens qui nous unissent, c’est pourquoi elle a accepté que vous installiez cette ambassade dans notre glorieuse cité. Mais une amitié comme la nôtre peut-elle se contenter d’une si faible marque d’estime ? Est-il suffisant qu’un ami ouvre ses portes à l’autre sans contrepartie ? Ne pensez-vous pas que deux si proches souverains devraient n’avoir aucun secret ? L’Empereur serait tellement touché que la capitale Keustatine nous soit un asile sûr dans le désert, tellement honoré que notre peuple se voit chaleureusement accueilli dans la brillante oasis comme nous ouvrons chaleureusement nos huis aux adorateurs des Djinns.

L’Impératrice n’appréciait pas la posture qui était la sienne. Debout, un verre à la main, au milieu de cette populace, elle ressentait l’amère impression de n’être qu’une parmi tous, anonyme presque, et, pire encore pour elle, sur un pied d’égalité avec chaque convive.

Son orgueil ne supporterait pas longtemps de se tenir comme une poule sur une patte, entourée de trois coquelets au milieu de la basse-cour. Il lui fallait absolument marquer sa supériorité incontestable aux yeux de tous, c’était pour elle presque aussi vital qu’une simple respiration.

Avisant un siège à l’assise moelleusement tapissée et aux larges accoudoirs sculptés, elle jugea qu’il serait idéal pour y asseoir son autorité et recréer un simulacre d’audience.

Du pas lent de celle qui ne doute pas de son chemin, elle se dirigea vers ce trône de substitution où elle déposa l’auguste postérieur habitué aux broderies dorées et au marbre froid.

Seule assise parmi cette masse vulgaire où à l’aristocratie trop anodine pour partager sa hauteur, elle redevenait celle qui siège, celle devant qui l’on reste debout, celle qui s’ancre fermement dans le sol face au peuple, elle redevenait l’Impératrice la plus puissante du monde.

- Hélas, nous n’avons reçu aucune proposition de la part du Grand Averroès Ibn Rochd d’établir en retour une ambassade sur ses terres… Nous qui, pourtant, lui avons ouvert nos frontières, offert l’hospitalité de tout notre sol pour qu’il puisse respecter la promesse faite à une enfant de lui faire découvrir l’océan.

Elle laissa planer un bref silence. Son discours s’adressait à la fois aux émissaires Keustatines et aux deux Seigneurs. Mais en parlant à haute voix, elle donnait à cette conversation l’allure d’une audience officielle. Elle voulait que chaque personne présente soit le témoin de sa requête, pour qu’on ne puisse pas dire plus tard que l’Empire s’était montré méprisant envers ce précieux voisin, pour qu’on ne puisse pas ignorer qui elle avait choisi de nommer comme ambassadeurs ni pour quelles raisons.

- Si d’aventure nous étions autorisés à établir une représentation à Keustatinopol, il nous faudrait choisir un diplomate digne d’une telle amitié. Un homme qui serait plein de passion pour la culture qui l’adopterait. Un homme à l’esprit ouvert, curieux, assoiffé de connaissance, un homme que le goût du voyage obséderait … Et un homme qui accepterait de servir l’Empereur, de demeurer loin des siens et de ses terres pendant fort longtemps. Je ne sais pas si nous avons un tel homme dans notre entourage.

Elle avait été suffisamment claire, ses allusions ne pourraient pas ne pas être comprise. Le coude posé, le bras relevé, elle posa son menton sur la paume de sa main et attendit les réactions qui ne tarderaient pas.

C'était presque amusé que le Comte avait suivi l'Impératrice vers son trône de substitution. Ainsi, même chez des hôtes qu'elle eût dû affecter de traiter en égaux, émissaires d'un pays indépendant, et - contrairement à Ilmengard - uni, elle se comportait en impératrice du monde.

Cependant, Aegidius ne se faisait pas d'illusion et se doutait bien que les keustatines n'en seraient malheureusement pas étonnés. Le dommage politique était nul. Simplement une insulte de plus de la part d'une personne dont ils n'attendaient déjà probablement plus rien.

En revanche, il admirait la finesse politique de l'Impératrice. Si elle ne savait manifestement pas comment se comporter avec ses étrangers, avec les Seigneurs de son Empire elle était la plus habile des femmes. Elle lui faisait une offre qui ne se refusait pas. Non seulement du fait de l'intérêt intellectuel intrinsèque de l'aventure, mais encore du fait du bénéfice politique immense qu'un Seigneur agile pourrait en retirer.

Toutefois, elle le forçait à se proposer de lui-même. Et, ce faisant, d'accepter toutes les implications de la mission qu'elle allait lui confier. Inévitablement des négociations allaient s'engager entre lui et l'Impératrice : quelle serait sa marge de manoeuvre, quels seraient ses objectifs, dans quelle mesure pourrait-il parler au nom de son propre Comté ? C'était brillant de la part de la souveraine : il serait dans ces pourparlers en position d'infériorité du fait de son statut d'humble Comte, ce qui était acquis par principe et du fait de l'initiative formelle de la discussion - avantage qu'elle venait d'acquérir.

Bien entendu, cela supposait qu'une telle ambassade fût acceptée par les hommes du désert, mais le doute était en vérité peu permis : la demande était trop claire pour qu'ils la refusassent sans offenser l'Empire. Et là n'était certainement pas leur intérêt.

Aussi, afin de sauvegarder ce qui pouvait lui rester d'initiative, pour s'interposer déjà en terme de tour de parole entre l'Empire et Keustatinopol, le Comte s'empressa d'intervenir en jouant la carte de la franchise - il avait aussi intérêt à ce que l'Impératrice le prît pour plus simple qu'il n'était :

- Si je peux me permettre, Ma Dame, les Juin n'ont pas eu l'occasion de remercier comme ils le devaient la Maison de l'Empereur pour le service que Sa Majesté a daigné leur accorder en leur reconnaissant la suzeraineté sur Fonlenoy à l'époque où le sujet prêtait à controverse. Si Keustatinopol acceptait une ambassade ilmengarde, ce serait pour moi un plaisir et un honneur, si Votre Altesse m'en jugeait digne, si Elle acceptait de suggérer à Sa Majesté mon nom pour une telle mission en remerciement de ce que je dois à Votre Maison.

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