[QL: L'Odyssée du Désert] 1 - Ambassade de Keustatinopol

Les beaux quartiers de la Capitale Blanche sont tellement opulents et criards que la bâtisse qui avait ruiné le budget keustatin de la diplomatie y paraissait modeste et sobre. Pourtant, c’était une demeure luxueuse de trois étages, possédant un une court intérieure fleurie et luxuriante, qui respirait la richesse de ses poumons de marbre et exhalait sa splendeur par la verrerie du grand salon qui dominait la rue. Le gouvernement keustatin l’avait racheté à un bourgeois qui déménageait dans une demeure plus somptueuse encore.

Depuis quelques jours, le lieu bouillonnait de gens du désert : il avait fallu refaire intégralement la décoration du lieu et préparer d’une part l’installation dans les locaux du futur ambassadeur permanent et de la réception d’inauguration de l’endroit.

Si bien que le lendemain de la fuite de la princesse, dès les premières heures de la matinée, les émissaires keustatins étaient sur place. Les invités arriveraient progressivement au cours de la journée, du moins on l’espérait à la nouvelle ambassade. En tout cas, tout étaient prêt : des buffets étaient disséminés dans le grand salon et la cour intérieure, des domestiques se tenaient à disposition pour tout renseignement ou autre demande particulière, des danseuses s’échauffaient en coulisse pour la prestation qui aurait lieu plus tard dans la matinée, et surtout, le clou de la décoration avait été mis en place sans casse : une Keustatinopol de cristal de deux pieds de haut s’étendait sous l’aile d’un faucon de la même taille, au sommet de la fontaine du jardin.

Hassal et Sahla discutaient face à la verrerie, en regardant la rue :

— Tu es rentré bien tard, hier, Sahla, disait Hassal.
— J’ai dû restructurer un peu notre réseau ici. Toi tu t’es amusé ?
— Non. J’ai dû écrire et envoyé les invitations pour ce matin, et faire passer le mot aux seigneurs que l’on ne connaîtrait pas.
— Tu es un peu agressif. Serais-tu nerveux ?

Hassal lança un regard haineux au vieil espion, qui signifiait : « Je suis dans un pays étranger, un nombre inconnu de seigneurs va venir ici. J’ai tout à craindre, la honte d’un manque d’influence et un trop grand succès pour notre réception. Je vais risquer de faire un faux pas à chacun de ceux que je ferai, parmi une assemblée qui me considère comme un barbare inculte. Alors non, non, je ne suis pas nerveux ! ».

Sahla sourit.

— Tu verras, ça passe avec l’age, la nervosité.

— Ah en voilà un ! S’exclama Hassal. Un grand bruissement de papier accueillit cette annonce. C’était Sahla qui déployait une carte de l’empire de belle taille sortie d’on ne sait où. Le jeune Hassal était simplement atterré par son aîné.

Il y eut un silence.

— Ne me regarde pas comme ça, mon juvénile ami ! Cette carte lie les blasons, l’endroit géographique et le nom de tous seigneurs. Très utile.

Hassal sourit, sa nervosité croissante l’empêchant de rire vraiment.

— Je sais, je l’ai apprise par cœur. C’est Âmiaz Folhardeur qui vient de renter. Et l’autre qui passe maintenant, Aegidius Juin, respectivement schismatique et légitimiste.

Le vieil homme du désert fut tour à tour étonné, vexé, admiratif et jovial. L’excellence et la rigueur jamais démentie d’Hassal le réjouissait sincèrement. Il était juste dommageable que sa trop bonne éducation lui interdise la ruse, la tromperie et l’assassinat.

C’est alors qu’Aegidius les aborda :

— Bonjour messieurs ! Je suis Aegidius Juin, Comte de Fonlenoy au sud-est de la Capitale Blanche et voici Âmiaz Folhardeur, Duc d'Uzas juste au nord-est de celle-ci.

Nous voudrions vous dire l'honneur que nous ressentons à avoir été invités à cette réception et la joie que nous ressentons à l'idée que les liens entre l'Empire et la brillante Keustatinopol se resserrent.

Les réflexes diplomatiques prirent le dessus sur le désappointement de s’être laissé si facilement surprendre. D’un geste Hassal s’excusa et se présenta, d’une révérence mesurée :

— C’est un honneur pour nous de voir que des seigneurs ilmengards tels que vous ont fait le déplacement de si bonne heure pour venir nous rencontrer, et une honte de ne vous avoir accueilli personnellement et immédiatement. A nous de nous présenter : voilà Sahla Basl Derl, le plus proche conseiller de notre souverain Averroès Ibn Rochd, je suis moi-même son neveu, Hassal Wahb Rochd.

Je partage votre joie de voir les liens entre nos nations se resserrer, mais permettez-moi de manifester mon étonnement, car vous êtes bien matinal. Je n’aurais pas pensé que cette perspective réveil de tels seigneurs de si bon matin.

A priori, le jeune Folhardeur portait bien son nom. Cependant, le ton qu’il donna à la conversation déçu légèrement Hassal, non pas que celui-ci aime particulièrement parler de son désert, plutôt qu’il aurait aimé éviter le sujet délicat de la politique le plus longtemps possible.

C’est pourquoi, lorsqu’il eut écouté avec attention les propos des deux seigneurs, il prit ainsi la parole :

— Tout d’abord, Sir Folhardeur, n’hésitez surtout pas à exprimer toutes les facettes de votre curiosité, nous sommes également ici pour cela.

Il marqua une courte pause, prit une inspiration, et reprit :

— Par contre, vous avez vu très juste tous les deux, la tournure que prend la situation dans l’empire ne nous est pas particulièrement favorable, puisque mauvaise pour les domaines dans lesquels nos commerçants sont actifs. En réalité, si l’ouverture de notre ambassade coïncide avec la date annoncée pour la noce, c’est que nous pensions qu’elle mettrait fin à tout conflit et réunifierait définitivement votre nation.

C’est pourquoi nous ne comptons en aucun cas prendre parti dans cette affaire, sinon éventuellement comme médiateur.

Hassal entendit alors très distinctement Sahla risquer de s’étouffer : finalement peut-être que le gouvernement Keustatin n’avait pas imaginé proposer ses services comme médiateur.

— Excusez mon compagnon, son grand âge le fait souffrir de toux chronique.

Par contre, je ne comprends pas les conflits religieux que vous évoquer, Sir Juin. N’y a-t-il donc pas deux Dieux que tous reconnaissent et qui veillent sur vous ?

Le pauvre et jeune Hassal ne comprenait pas un traître mot de la controverse religieuse qu’Aegidius Juin présentait. Comment peut-il y avoir différentes interprétations ce qu’est ou n’est pas un dieu ? Ne devrait-il pas foudroyer quiconque se trompe en évoquant son nom ? Ou au moins lui apparaître pour le remettre sur la bonne route ?

Que de telles questions se posent au sujet des djinns, il l’admettait, puisque ceux-ci avaient été forcés de quitter le désert, et donc n’étaient plus présent au quotidien pour montrer la bonne voie : mais les dieux, eux, étaient encore là…

Bien qu’il ne voie aucun sens à une telle problématique, il affichait l’air pensif de circonstance, orné d’un hochement de tête approbateur aux propos du Comte de Folenoy, une autre technique diplomatique qui préservait de certaines déconvenues.

Quel ne fut pas son soulagement, lorsque plutôt que de l’interroger sur son avis, Aegidius Juin laissa la parole à son cadet fougueux, Âmiaz Folhardeur, pour revenir à un sujet moins délicat et dangereux. Et décidément, ce jeune homme méritait son nom !

— Je vais essayer de répondre le mieux possible aux questions qui vous brûle si ardemment les lèvres, cher Duc. Tout d’abord, vous avez vu juste, la statue du jardin représente bien la grande cité de Keustatinopol, sous l’aile d’Averroès Ibn Rochd à qui on donne souvent le surnom de faucon du désert, pour son regard perçant sur les choses, notamment.

Keustatinopol est la plus grande, mais non la seule ville du désert, même si elles sont rares : peu d’oasis ont des sources suffisamment abondantes pour pouvoir abreuver les milliers de personnes qui y vivent. Les onze sources jaillissantes à Keustatinopol, par exemple le permette. Ainsi, la plupart des habitants du désert son nomades, allant d’un point d’eau à un autre, en tentant de ne jamais en laisser aucun s’assécher, et dans les zones les moins arides, menant leurs troupeaux avec eux.

Hassal marqua une pause pour voir si ses deux interlocuteurs le suivaient bien. Rassuré, il continua :

— Ensuite, si vous avez entendu dire que Keustatinopol est constamment baignée de sang, c’est un peu exagéré : ce n’est environ que les deux ou trois générations, lorsque les dirigeants deviennent paresseux et fats, que la cité est en proie aux combats. Averroès pour sa part règne sans partage depuis dix-huit années, écrasant ici et là, des petites rébellions, souvent à cause des impôts. C’est d’ailleurs une affaire de ce genre qui l’a empêché de venir personnellement à la noce.

Par contre, nos animaux du désert n’ont pas une, mais deux bosses : sinon où s’assoirait celui qui le monte ? Nous les nommons, par ailleurs, chameaux.

Parler d’étranger à Keustatinopol est peut-être un peu exagéré, le climat difficile de notre région doit en décourager plus d’un, sans compter qu’il n’est pas facile de trouver un guide qui vous y mène sain et sauf. Toutefois ce serait avec plaisir que je vous y conduirai moi-même lorsque je repartirai vers mon pays. Ainsi, ce sont plutôt nos marchands qui partent à la découverte du monde. Nous avons donc effectivement quelques connaissances des peuples de l’ouest, il y a quelques peuplades nomades et, dit-on, plus loin encore, des empires qui rivaliserait avec Ilmengard. Nous avons même rencontré, une fois, des animaux monstrueux, haut comme plusieurs fois un homme, extrêmement massifs, qui venait de là bas.

Après une intense seconde de réflexion, Hassal n'hésita pas à pousser plus loin ses proposition : après tout, ce jeune Duc ne semblait pas une menace pour les gens du désert, alors autant lui faire profiter de l'hospitalité keustatine.

Vous semblez extrêmement passionné par notre nation, c’est pourquoi je vous réaffirme mon invitation, que fais bien sûr également à vous, Comte Juin, et si vous le voulez, je peux demander à Averroès de faire une halte par vos terres lorsqu’il viendra visiter Ilmengard. Qu’en dites-vous ?

Hassal ne se formalisa pas de la légère impolitesse du comte de Folenoy, contrairement à ce qu’il laissait présentement paraître, Keustatinopol et ses djinns n’étaient sans doute pas ses seuls sujets de préoccupations. Bien que jeune diplomate, il n’était pas dupe là-dessus. Il accueillit cependant avec une joie sincère que les deux seigneurs Ilmengards fassent mine d’accepter ses offres :

— Je me vois honoré de vous voir si enthousiastes par rapport à notre nation.

Ses pensées revinrent ensuite à la question pour le moins étrange du comte.

— Il est simplement inconcevable que quiconque ne vénère les djinns au sens où vous l’entendez, car ils ne sont pas sujets de vénération ou de soumission, mais d’admiration. Ils n’ont aucun pouvoir sur nous, ce ne sont que des modèles, que nous tentons d’imiter au mieux. Alors il est possible de prendre un djinn comme exemple, tout en vénérant un dieu. Même si cela ne fait pas sens à nos yeux, ce serait renoncer à notre liberté vis-à-vis des dieux, liberté que les djinns ont eut bien du mal à obtenir pour nous.

Non ! pensa Sahla. Non ! Ils ne vont quand même parler protocole et chiffons ! Après avoir faillit le tuer en prenant par surprise des engagements de médiateur au nom de Keustatinopol entière, Hassal et ses deux acolytes voulaient maintenant le tuer d’ennui ? Quoiqu’il en soit, la conversation était bien menée et il devait bien rester pour surveiller le jeune aigle.

Celui-ci par contre paraissait sensiblement moins embarrassé du sujet que son aîné, il répondit avec politesse et intérêt à chacune des questions qu’on lui posait :

— Pour le protocole, ne vous faites pas trop de soucis. Vous pouvez très bien utiliser pour nous les termes de seigneurs et pour notre souverain, celui de roi ou de majesté. Nous nous donnons nous-mêmes le titre d’Emir et Averroès a prit celui de Hakim al-Keustatinopol, ou simplement Hakim, qui serait probablement traduit par le terme « Gardien de Keustatinopol » dans votre langue.

Ensuite, si vous rencontrez Averroès en personne, il n’y a qu’une seule règle, seule son Vizir, son guide spirituel, a le droit de parler avant lui. Mais comme il n’en a actuellement pas…

— Bien sûr qu’il en a un ! Le coupa Sahla. Il continua pour répondre au regard interrogateur de Hassal : Je suis son Vizir.

La stupeur que dégagea du jeune Hassal fut telle qu’elle sembla se matérialiser entre lui et Sahla.

— Eh oui ! Pourquoi croyais-tu que je me permettais de parler avant lui ?
— Ton manque de respect pour le protocole, répondit son interlocuteur un peu hagard.
— Oui c’est d’ailleurs parce que je le faisais avant d’être Vizir qu’Averroès me donna le titre. Mais qu’importe, je l’ai, et je mérite donc ton respect jeune coq !

Hassal pouffa à la remarque, voilà qui le rassurait, on n’avait à coup sûr pas donné un titre aussi prestigieux à cet homme pour sa sagesse. Il se retourna vers les deux seigneurs Ilmengards, le sourire aux lèvres :

— Quoiqu’il en soit, ne vous en faites pas. Si vous témoignez le même respect à Averroès qu’à moi-même, tout ira bien.

Pour ce qui est de l’équipement, il faut surtout éviter les pièces de métal apparentes, qui chauffe incroyablement au soleil. Le reste, nous vous le fournirons volontiers, car vous ne le possédez sans doute pas.

L’ambassadeur regarda à travers la verrerie le jour qui malgré leur discussion suivait son cours et avançaient gentiment. Quelques seigneurs et bourgeois, pas assez importants pour être concernés par la disparition de la fiancée, s’étaient également risqués à venir inaugurer l’ambassade. Hassal en revint à ses deux seigneurs, les autres étaient très bien pris en charge par le reste de sa délégation :

— A part tout cela, une démonstration de dans devrait bientôt commencer, j’espère qu’elle vous ravira.

Hassal allait inviter le comte de Folenoy à lui poser quelques unes de ses questions, le temps de rejoindre la scène montée dans le jardin et que tous y soient rassemblés. Mais un tache sombre et rouge cassant la verte douceur de la pelouse le coupa dans son élan.

L’Impératrice.

Le jeune diplomate ne pensa pas un seul instant à se demander quelle lubie avait amenée la femme la plus puissante du monde connu à venir leur rendre visite, il fut trop choqué par sa réaction face à l’œuvre de cristal : comment quiconque pouvait seulement penser à briser une telle merveille ? Et non pas avec un intérêt quel qu’il soit, seulement par caprice. Pour prouver à tous qu’elle avait du pouvoir. Incompréhensible pour le sans doute trop pur Hassal.

L’art, et en particulier le travail du cristal, était presque sacré en Keustatinopol. C’est ce qui rapproche le plus des djinns, dit-on. Ainsi, si jamais un chef d’œuvre pareil était détruit dans l’ambassade, cela constituerait un incident diplomatique majeur. Mais même si on n’était pas arrivé à d’aussi tristes extrémités, le mal était déjà fait : la vulgarité, le manque de raffinement et l’inculture que l’Impératrice laissait paraître par une telle remarque venait de ternir définitivement l’estime que lui portaient les Keustatins présents.

Sahla quant à lui passa très rapidement sur son mépris de l’Impératrice, pour se demander pourquoi elle s’intéressait soudain Keustatinopol. L’explication la plus plausible qu’il avait trouvé était que l’Impératrice avait sauté sur leur visite dans la Capitale Blanche pour pouvoir par la suite les décrire, contre leur grès, comme partisans des loyalistes.

Quoiqu’il en soit, Hassal se reprit bien vite. Il s’inclina profondément devant l’Impératrice, imité par l’intégralité de l’assemblée, puis il s’adressa à elle sans se redresser :

— Si je me permettais l’audace impolie d’un reproche, je vous dirais que vous nous faites bien trop d’honneurs. Mais je ne me permets pas, alors je vous salue bien bas et je ne peux que savourer le temps si précieux que vous daignez nous accorder. Vous arrivez par ailleurs à un moment très opportun, avec votre permission, je donnerai le signal du début d’une représentations de nos danseurs et danseuses.