La saison des amours et du pain

Post N°1
Le chariot cahotait doucement à droite de la grande allée qui menait jusqu'au palais. Tant bien que mal, Jaston, d'ordinaire si énergique, tentait de trouver une position contre le bois dur qui lui permît un minimum de somnolence. La mâchoire tombante, il se réveilla en sursaut pour admirer la lumière qui baignait doucement les bâtiments de la capitale. Il humait l'odeur de la vie renouvelée, le temps des amours comme celui de la princesse et de Mélien, le printemps. Un printemps qui dans le chariot sentait surtout le pain encore chaud. Une odeur délicieuse dont il ne se passerait jamais. Jaston se serait bien mis à chanter s'il n'était aussi fatigué, et s'il n'avait pas su que Benjan qui conduisait la mule et somnolait à peine moins que lui le ferait taire instantanément.

D'habitude, quand on préparait du pain pour le palais, des gens de là-bas venaient le chercher. Mais avec un événement de cette ampleur, si Pistore avait pu être partout à la fois, il se serait lui-même chargé de l'acheminement. Par défaut, il s'était contenté d'envoyer deux de ses apprentis. Et aucun de ces derniers ne s'étaient plaints d'échapper un temps à la folle effervescence laborieuse de ces derniers jours.

Quand la bave commença à se répandre méthodiquement sur ses habits, Benjan le remua vivement :

- C'est ton tour !

- HaaAAa ! Badadiouu...

L'apprenti se frotta le visage, ouvrit ses yeux à l'aide de ses doigts. Puis prit tant bien que mal la place du conducteur. Cette fois-ci il sentit qu'il ne pouvait rester éveillé sans chanter mais un regard noir de son camarade qui le connaissait bien l'en dissuada. A la place, notre héros se prit à imaginer la cérémonie qui aurait lieu au palais. Assurément, tout cela ne le concernait que peu mais il était bien content que la paix règne enfin dans le royaume et que deux jeunes gens peut-être trouvent l'amour.

Il en était là dans ses pensées quand on arriva au château. Il se présenta aux portes du palais. Là un groupe de quelques mendiants autorisés s'approcha. Jaston d'abord les ignora. Son maître était très strict à ce sujet. Mais de lamentations en lamentations son cœur fondit et prenant garde à ne pas réveiller Benjan, il leur jeta quelques pains avec un sourire. Puis il prit refuge à l'entrée du palais. On le fit pénétrer sans trop attendre dans la cour mais ensuite on lui intima de patienter. Quelqu'un viendrait très vite le chercher.

Au bout d'une heure, il avait vu passer nombre de pages, de servantes, de gardes à l'air très affairé mais personne pour lui. Qu'est-ce qui pouvait bien clocher ?

Une heure. Cela faisait déjà une heure qu’il attendait. Le pain aurait déjà dû être livré depuis un moment. Pistore en entendrait parler de ça. C’était inacceptable comme attitude. Déjà qu’il était le fournisseur officiel de l’Empereur et que lui, l’Intendant lui faisait l’insigne honneur de le recevoir, il bafouait toutes les règles de la bienséance par ce retard inadmissible.

Il avait des choses plus importantes à s’occuper. En y réfléchissant, non, il n’avait que ça à faire et cela l’enrageait. Il avait réussi à déléguer toutes les autres tâches subalternes au petit personnel. Son emploi du temps ne comprenait que la réception du pain. Et lui seul était suffisamment important pour accueillir Pistore et ses œuvres.

Puis, alors que son agacement devenait visible, son masque de calme, de sérénité et de maîtrise de soi commençant à se fendiller, un serviteur arriva. Le jeune homme était essoufflé, sa tenue débrayée et son maintien laissait à désirer. L’urgence qu’il lisait dans ses yeux l’empêcha de le réprimander, du moins de suite.

« Reprends-toi ! » lui dit-il sèchement. « Que se passe-t-il pour que tu sois dans un tel état déplorable et indigne de ton rang ? »
« Je viens pour vous annoncer que le pain de Maître Pistore est arrivé. Il attend à l’Entrée d’honneur. » répondit le page se tenant droit en évitant de regarder l’Intendant dans les yeux.

L’Intendant commença à pester et maugréer contre l’incompétence des apprentis de Pistore car l’artiste connaissait à la perfection l’étiquette du Palais. Alors que le jeune mal fagoté partait retourner à son dur labeur, il se fit arrêter.

« Où vas-tu ainsi sans avoir demandé la permission ? » lâcha durement l’Intendant. « Donne-moi ton nom. Ensuite, tu pourras retourner à ton poste. »

Il s’exécuta et partit. L’Intendant soupira et partit à son tour. Il avait attendu une heure pour rien car des incapables s’étaient trompés d’entrée. C’est avec de grandes enjambées qu’il rejoignit l’Entrée d’honneur. A chaque pas, il se forçait à modeler et maintenir un visage dur et sévère pour bien montrer son mécontentement.

De suite, il remarqua qui était l’imbécile qu’il attendait. Il n’y avait qu’une personne qui ne paraissait pas à sa place dans la cour. L’intendant se retint de se frapper le front de dépit. Cela l’étonnait que Pistore ait envoyé quelqu’un qui ne savait pas où il devait livrer son pain. Il s’approcha donc de Jaston.

« Vous ! Vous venez livrer le pain de Pistore ? Oui ? Bon, suivez-moi alors. Non, ne dites rien. Je ne veux rien entendre. » s’exclama-t-il d’un ton n’appelant aucune réplique.

Il se dirigea d’un pas rapide vers l’entrée des serviteurs et autres personnes de moindre importance sans regarder derrière lui si on le suivait.

« Ah, je ne dirais rien pour cette fois. Mais, que cela ne se reproduise plus ! Je serais intransigeant à la prochaine incartade. Les livraisons ne se font pas à l’Entrée d’honneur, cela fait tâche. Vous voilà prévenus. » dit l’Intendant pendant sa marche rapide vers sa destination.

Post N°2
Il en avait vu des allées et venues en attendant un intendant qui devait sûrement être débordé. Tellement d'allées et venues qu'il s'était endormi debout. Finalement, ce fut un bruit de pas autoritaire qui le réveilla en sursaut. Apercevant le vieillard au visage d'aigle fondre sur lui, il se redressa et s'inclina avec un sourire généreux. Il ne lui serait pas venu une seconde à l'esprit d'en vouloir à l'intendant pour son manque de compétence.

« Vous ! Vous venez livrer le pain de Pistore ? Oui ? Bon, suivez-moi alors. Non, ne dites rien. Je ne veux rien entendre. »

Jaston sourit intérieurement. Finalement, l'intendant avait le même caractère que maître Pistore. L'apprenti se serait presque senti chez lui. Avec vivacité, il s'empara des rênes de Farine et fit avancer la mule à la suite du vieil homme.

« Ah, je ne dirais rien pour cette fois. Mais, que cela ne se reproduise plus ! Je serais intransigeant à la prochaine incartade. Les livraisons ne se font pas à l’Entrée d’honneur, cela fait tâche. Vous voilà prévenus. »

Cette fois-ci, l'expression du boulanger se figea. Il n'avait jamais été au palais auparavant, ni Benjan ni les gardes ne l'avaient prévenu de son erreur. L'intendant lui paraissait indulgent mais Jaston ne pouvait s'empêcher de penser. Si son maître... Jaston voulut prier le vieil homme de ne rien laisser entendre à monsieur Clotaire mais sa gorge resta nouée. Ce ne fut qu'en arrivant à destination qu'il put laisser échapper un timide « merci ! ».

Puis se tournant vers sa cargaison :

« Benjan ! Benjan, descends vite ! On a du boulot ! »

Mais Benjan ne se réveilla pas. Jaston bondit prestement sur la carriole. Plusieurs idées lui venaient en tête pour réveiller son compagnon.

Quelle ne fut pas sa surprise quand il ne vit pas trace humaine de son camarade apprenti. Il y avait du pain, oui, mais pas de Benjan.

Que faire ?