Médecin en vadrouille cherche poste vaquant

Eiliane entra dans la ville. Sur le dos de sa jument elle dominait la foule et se maintenait hors de portée des mendiants qu’on ne manquait pas de trouver dans les bas quartiers. Il y avait beaucoup de monde dans les rues et Beninia se montrait nerveuse d’être pressée entre les badauds, Eiliane devait se montrer prudente si elle ne voulait pas se retrouver désarçonnée et envoyée le derrière sur le pavé.
Elle leva les yeux. Là-haut le château du seigneur veillait sur sa cité et les fiefs alentours. Après une longue errance de villes en villages, Eiliane avait décidée de tenter le tout pour le tout et de s’adresser directement au duc de la Roquette dont elle avait parcourue les terres en vain à la recherche d’un endroit où s’établir en tant que médecin. Malgré quelques moments de faiblesses où elle se laissait aller au désespoir, elle ne cessait pas de chercher des gens qui croiraient en elle et en son potentiel, Eiliane était médecin et personne ne pourrait lui faire croire qu’elle n’en était pas capable, si son père, son frère et son mari n’y étaient pas parvenus alors personne ne le pourrait.
Eiliane talonna sa jument pour qu’elle se mette au petit trot histoire de sortir au plus vite de cette foule pour gagner la ville haute bien mieux fréquentée, elle n’était plus aussi riche qu’à son départ de chez elle, l’argent partant plus vite qu’il n’arrivait ses économies avaient fondues comme neige au soleil, cependant elle possédait encore assez pour se permettre de se payer une nuit ou deux dans une meilleure auberge que celles qu’on trouvait dans les bas quartiers. Beninia méritait au moins une bonne écurie après avoir porté sa maîtresse pendant des jours sur les routes sans plus de repos que les quelques heures qu’elle leur accordait à elles deux pour la nuit.
La jeune femme trouva une auberge acceptable et négocia durement le prix de la chambre, de l’étable et du foin ainsi que d’un repas acceptable pour le soir. Heureusement qu’elle ne se laissait pas marcher sur les pieds, sinon sa fortune aurait tout bonnement disparue depuis longtemps et elle n’aurait plus eut qu’à trouver un travail de serveuse dans quelque gargote.
Il restait plusieurs heures avant l’heure du dîner et Eiliane, après une toilette sommaire qui la débarrassa de la poussière de la route, décida d’aller se dégourdir les jambes en explorant un peu la ville. Elle n’irait déranger le seigneur des lieux que le lendemain, du moins s’il acceptait de la recevoir, ce qui n’était pas gagné d’avance, quoi que le nom de Valverne trouve encore ici et là un écho favorable lui ouvrant des portes qui seraient restées closes pour d’autres, de la même façon que l’alliance qu’elle portait encore éloignait la plupart des coureurs de jupons en lui épargnant de devoir les dissuader elle-même, son mariage avait malgré tout des bons côtés.

Eiliane fit le tour des échoppes et s’arrêta chez un apothicaire à qui elle acheta quelques herbes afin de refaire ses réserves. Et alors qu’elle s’en retournait à son auberge pour profiter de ce dîner payé d’avance des éclats de voix attirèrent son attention. En se dirigeant vers le bruit, la jeune femme constata que deux hommes se battaient comme des chiffonniers sous les cris apeurés des passants qui s’étaient regroupés autour d’eux. À mieux y regarder, Eiliane constata qu’en réalité l’un des combattants battait le second qui, le visage en sang, gisait sur le pavé sans se défendre.
Finalement, plusieurs hommes se décidèrent à séparer la brute de sa victime, sans plus réfléchir la jeune femme médecin s’élança pour juger de l’état de l’homme qui gisait à terre. Il était à la limite de l’inconscience. Aussitôt Eiliane demanda à ce qu’on lui apporte de l’eau et des linges propres. Les gens, trop choqués pour faire attention à son sexe, approuvèrent et une femme courut chercher ce qu’elle demandait. Eiliane jugea rapidement de l’état du pauvre homme, quoi qu’à en juger ses vêtements il ne devait pas l’être tant que ça, pauvre. Son nez tordu était cassé et plusieurs de ses côtes l’étaient également, mais celles-ci étaient au moins en place, elle n’aurait pas à les remettre. Son œil gonflait déjà et prenait une couleur violette des plus saillantes, quant à sa joue elle portait une jolie balafre.

Monsieur ? M’entendez-vous ? demanda-t-elle calmement.

Il ne fallait pas que l’homme perde connaissance, c’était plus prudent. La femme revint avec l’eau et les linges et Eiliane s’en empara pour laver le visage de l’homme et ses blessures.

J’ai prévenu le médecin, précisa l’autre

Je suis médecin, je peux m’occuper de lui

Se passa alors ce qui se passait toujours : Eiliane fut écartée, quelques uns se moquèrent de son prétendu statut et on porta l’homme pour l’emmener voir un vrai médecin. La jeune femme resta alors au milieu de la rue, les mains couvertes du sang de l’homme. C’était dans ces moments là qu’Eiliane sentait le découragement la submerger.

Eiliane sursauta lorsque la jeune femme s’adressa à elle, ne s’attendant pas à de la sollicitude après ce qui venait de se passer. Elle reçut le linge avec reconnaissance et retira comme elle put le sang qui maculait ses mains. Elle fut d’autant plus intriguée par les paroles qui vinrent avec le linge. Désolant ? Duc de la Roquette ? Aider ? Était-ce possible que la réalité devance ses espérances ? Néanmoins Eiliane n’était pas née de la dernière pluie, elle savait qu’il ne fallait pas toujours se fier aux premières impressions, ça lui était déjà arrivé une fois de se faire manipuler et elle ne comptait pas renouveller l‘expérience. Elle garda donc son calme.

Et moi je m’appelle Eiliane Valverne, se présenta-t-elle. Vous dites pouvoir m’aider ? Je cherche un endroit où m’installer en tant que médecin, vous pensez que cela vous est possible ?

Eiliane regarda le linge que Gabilie lui avait gentiment prêté, il était à présent rougit de sang tandis que ses mains avaient été débarrassées du plus gros.

Pardonnez-moi, je crois que vous ne pourrez effacer les tâches que j‘ai fais, j‘espère que vous n‘y teniez pas.

Le cœur d’Eiliane se mit à battre plus vite aux paroles de la scribe. Alors il y avait réellement une possibilité qu’elle rencontre le duc et qu’il l’écoute. S’il cherchait un médecin, c’était le moment ou jamais de tenter sa chance, il lui suffirait d’être convaincante, ce qu’elle avait de toute façon prévu de faire.

J‘avais justement l‘intension d‘aller me présenter et demander audience au duc demain, cela tombe bien.

Eiliane rangea le linge dans son sac de voyage, elle tenterait au moins de le laver, c’était la moindre des choses. La jeune femme se sentait revigorée, l’intervention de la scribe pourrait lui ouvrir plus facilement les portes qu’elle avait pensé devoir pousser avec sa volonté, bien que le travail lui reviendrait en grande partie de convaincre l‘homme qu‘elle était parfaitement compétente.

Comment est la duc ? Serait-il capable d‘avoir confiance en une femme médecin ? demanda-t-elle en tâtant le terrain pour se préparer. Il fallait bien qu’elle sache à quel genre d’employeur elle allait avoir affaire. Quand saurais-je s‘il accepte de me rencontrer ?

Eiliane écouta attentivement les recommandations de Gabilie, sentant son cœur se gonfler d’espoir. Elle la remercia en gardant la bonne mesure malgré son envie de l’étreindre pour lui montrer sa reconnaissance. La jeune femme, une fois la scribe disparut au coin de la rue, fit demi-tour et regagna son auberge où elle profita largement du repas qu’elle avait payé et dormit sereinement, certaine de pouvoir rencontrer le duc le lendemain. Eiliane était plus confiante en l’avenir que jamais elle ne l’avait été, vaguement consciente pourtant qu’il n’était peut-être pas bon de placer autant d’espoir dans cette rencontre qui pouvait ne pas porter ses fruits, la chute serait alors douloureuse.
Le lendemain, Eiliane s’habilla avec sa plus belle robe, une bleue pour changer, et se coiffa avec un peu plus de soins que d’habitude. Elle prit un petit déjeuner et quitta l’auberge en menant sa jument par la bride. Le château n’était pas si loin, un peu de marche ne lui ferait pas de mal, moins que sa selle en tout cas qu’elle ne supportait plus.
Elle se présenta au château, expliquant le but de sa visite elle déclina son nom et mentionna celui de la scribe, comme celle-ci le lui avait conseillé. Beninia fut confiée aux bons soins d’un garçon d’écurie et on conduisit la jeune femme dans une petite salle où on lui demanda d’attendre que quelqu’un vienne la chercher.
Il y avait des sièges dans la petite pièce mais Eiliane était trop en forme pour avoir envie de s’asseoir. Elle n’était pas nerveuse, peut-être un peu excitée, mais gardait comme toujours son apparence de tranquillité, celle qui mettait ses rares patients en confiance. Tout en observant le décor sobre qui l’entourait, elle laissait ses pensées s’évader, comment était ce duc ? Elle n’en avait pas beaucoup entendu parler, mais croyait se rappeler qu’Igor l’avait évoqué une ou deux fois, sans trop s’étendre sur le sujet, et chaque fois en termes élogieux. Eiliane n’était pas femme à s’occuper de politique, aussi n’y avait-elle prêté qu’une oreille distraite, de toute façon, aujourd’hui elle serait sans doute fixée.

C’est exact, sire répondit-elle lorsque le duc reconnu son nom Igor Valverne était mon mari, le nom de mon père est Louviac.

Eiliane joignit les mains devant elle, s’efforçant de se tenir droite et de paraitre compétente dissimulant au mieux son appréhension. Le duc la regardait et s’adressait à elle poliment, Elle avait pourtant l’impression que son regard la transperçait, la jaugeait et voyait au-delà de ce qu’elle montrait, la troublant au point de la faire douter d’elle-même.

Pour ma part je suis originaire du lac Azur, mon père était Hugolin Louviac, j’ai tenu son apothèque avec lui puis environ un an après qu’il eut quitté ce monde. Mon apprentissage de la médecine me vient d’un médecin nommé Tristan Flegard, il a été assez généreux pour me prendre comme assistante pendant plusieurs années et me permettre d’apprendre à ses côtés.

Eiliane préféra ne rien dire quant à la raison qui l’avait empêché de continuer à tenir l’apothèque, elle ne tenait pas à rappeler qu’elle était une femme, quoi qu’ait pu dire la scribe, elle ne connaissait pas le duc et ne pouvait s’assurer qu’il n’aurait aucun doute sur ses capacités à cause de son sexe. Avec son regard attentif, il n’avait de toute façon pas dû lui échapper qu’elle n’était pas un homme.

Eiliane sursauta en entendant le duc frapper à la porte. Elle était si absorbée par ses pensées qu’elle l’avait oublié, un peu honteuse elle sentit ses joues rosir. En se levant de son siège pour aller ouvrir, elle nota que le duc l’avait appelé par son nom de jeune fille. Elle en avait perdu l’habitude depuis son mariage, mais songea qu’elle pourrait très vite la reprendre, Igor n’avait pas été un mauvais mari mais Eiliane ne s’était pas particulièrement senti proche de lui et porter son nom ne signifiait rien pour elle, contrairement à celui de son père qui lui était cher. Oui, Louviac c’était bien.

Bonjour messire salua-t-elle respectueusement en ouvrant la porte puis en s’effaçant pour le laisser entrer.

Refermant la porte, Eiliane resta immobile, intimidée par la présence du duc et son regard insistant sur sa personne. Elle ignorait ce qu'il cherchait mais lorsqu'il se détourna d'elle, elle ne détecta pas de réprobation. C'était déjà ça. Elle se sentait étrangement anxieuse mais tacha de ne rien laisser paraitre.

Très bonne, je vous remercie, ces appartements sont parfaits, répondit-elle avec un sourire reconnaissant. En venant postuler Eiliane ne s'était pas attendu à un tel confort ni a une telle confiance de la part du duc.

J'avoue ne pas être très préoccupée par la nourriture, mais à présent que vous me le faites remarquer, il semblerait que j'ai effectivement un peu faim.

Comme elle se sentait gourde ! Pourvu qu'elle retrouve vite son aplomb naturel ! Parce que ce n'était pas comme ça qu'elle allait impressionner son nouvel employeur.