Négociations

Lorsque son héraut lui apporta la missive d'Elrick von Kassel, Merunna s'étrangla dans son hydromel. La Comtesse avait certes pensé le contacter elle-même, avant de se raviser afin de le laisser venir si le coeur lui en disait, mais elle n'avait pas sincèrement espéré recevoir cette proposition. Retirée dans son bureau, elle passa de longues minutes à pondérer la situation. Elle convoqua son maître-espion, qui lui résuma la situation précaire du fief de Kassel. Son héraut, qui lui fit quant à lui remarquer que l'isolation actuelle du Haut-Retrait n'était plus souhaitable, d'autant moins maintenant que les choses allaient se calmer dans l'Empire. Bien sûr, elle n'avait pas renoncé à obtenir un jour la souveraineté sur l'entièreté de l'île... Mais le temps passait. Les bourgeois faisaient leur nid, et militaient pour la paix. Ils faisaient fonctionner le commerce, rentrer de l'argent et des biens dont le Comté avait bien besoin. Petit à petit, les affronts passés s'effaçaient des mémoires et la possibilité d'une conquête militaire disparaissait.

Pour l'instant.

Et en attendant, peut-être serait-il bon de détendre les esprits.

Un peu à contrecoeur, elle avait donc accepté la proposition de Kassel. Le seul fait qu'il se déplace le mettait déjà en posture précaire, et Merunna comptait bien tirer le meilleur parti de cette situation. Le matin de son arrivée, elle avait donc pris toutes les dispositions nécessaires pour l'accueillir, c'est-à-dire plus ou moins aucune. Le château de Haut-Retrait, portant ses drapeaux noir et argent, était paisible, tout comme la cité qui l'entourait. Le chevalier von Bügenau et sa troupe avaient escorté le Comte et les siens depuis la frontière afin de les amener droit vers le lieu de réunion, et n'avaient quasiment pas dit un mot du trajet. Lorsqu'ils passèrent les lourdes portes de la forteresse, le Héraut de von Waldburg, un vieil intellectuel un peu efféminé, les accueillit avec politesse pour les amener dans la salle à manger privée de Merunna, une pièce rustique dotée d'une lourde table de chêne sur laquelle reposait une cruche de bière.

On l'invita à s'assoir, et on lui demanda d'attendre. La chaise, un peu vieille et abîmée, était bancale et assez inconfortable; et derrière lui, un garde au faciès antipathique restait sur le côté de la porte, fixe comme une statue avec sa hallebarde.

Quarante minutes plus tard, la porte du fond s'ouvrit et Merunna pénétra dans la pièce, se penchant un peu pour passer dans l'ouverture. Adressant un sourire manifestement hypocrite à son hôte, elle le salua.

"Comte von Kassel ! Bienvenue à Haut-Retrait. J'espère que vous avez fait bon voyage ?"

Merunna n'était effectivement guère impressionnée. Et bien qu'elle n'ait que peu de respect pour les coutumes, il lui fallait accepter ces cadeaux de la façon la plus adéquate possible. Elle fit donc un signe de tête et de main à deux des gardes qui portaient ses couleurs, pour leur signifier d'emporter les breloques et de les balancer dans l'âtre emporter dans la réserve. Après tout, c'était toujours bon à prendre.

Laissant son hôte parler, la Comtesse s'installa à la table et fit signe à un serviteur de leur servir deux pichets de bière. Ils étaient désormais face à face, de part et d'autre d'une table rectangulaire. Du côté de von Waldburg, son Héraut et deux gardes. De l'autre, Elrick et deux de ses hommes que l'on avait autorisés à entrer. Naturellement, chacun portait ses armes; au minimum l'épée, dont même l'iconoclaste Comtesse du Haut-Retrait n'aurait privé un chevalier. Ses yeux marron se plantèrent dans les yeux d'Elrick comme des lames de couteaux, le fixant sans sourciller alors qu'il exposait la raison de sa visite. Droite sur son siège, elle garda un visage de marbre. Il ne se transforma que lorsqu'Elrick eut fini de parler, pour se fendre d'un sourire carnassier.

"Très ambitieux. Et que proposez-vous pour atteindre ce louable objectif ?"

Il fallait éclaircir les objectifs précis d'Elrick. Que voulait-il concrètement ? Quels projets nourissait-il ? Une fois qu'elle saurait cela, son hôte de marque pourrait lui dire ce qu'il est prêt à payer pour sa coopération.

Elrick était ambitieux. Merunna s'en était toujours méfié comme de la peste. Quelques années plus tôt, si le Haut-Retrait avait montré la moindre faiblesse, les troupes des von Kassel auraient pénétré leur territoire comme elles l'avaient fait à plusieurs reprises, tentant de récupérer un fief qui ne leur appartenait plus depuis longtemps. La Comtesse fit taire ses propres instincts revanchistes et s'appuya sur le dossier de son fauteuil en une posture de réflexion. Le projet avait un certain intérêt. Cependant, il ne pourrait avoir lieu qu'à certaines conditions. Et même si un brouillon d'accord était trouvé, encore faudrait-il par la suite obtenir l'approbation des barons, peu enclins aux dépenses inutiles. Mais ceci serait une pure histoire de politique intérieure, qui ne regardait guère le Comte. Son héraut se pencha sur elle pour lui suggérer quelque chose. Elle acquiesça et se redressa, tandis que le serviteur resservait Elrick.

"Avant toute discussion, je vous demanderai une renonciation formelle à toute revendication sur le Comté de Haut-Retrait et la fixation des frontières actuelles. Voyez ceci comme un premier signe de bonne foi. Avant de coopérer, il est nécessaire d'assurer la paix sur l'île."

L'on trouverait bien des otages à échanger ou des mariages à arranger pour régler cette question.

Les yeux tout aussi fixes que von Kassel, Merunna laissa celui-ci parler sans broncher et nota sa légère gêne. Le seul fait de le voir verbalement affirmer la souveraineté de la Comtesse sur ces terres était un plaisir dont elle ne se serait privée pour rien au monde. Et puis, il s'agissait là d'un préalable absolument nécessaire. Quant aux affinités culturelles qui justifieraient une union, on n'en n'était pas là.

Bien droite, les mains à plat sur la table de bois recouvert de cuir, elle acquiesça d'un bref signe de tête.

"Bien sûr. Et c'est une affirmation que nous garantirons. Mon cousin Friedrich, baron de Waldburg, a un jeune fils qui gagnerait à découvrir le monde. En échange du même geste de votre part, nous vous l'enverrons."

La pratique était avantageuse pour toutes les parties. En cas de rupture des accords d'un côté ou de l'autre, les otages pouvaient être exécutés. Mais l'objectif était dissuasif, et si tout allait bien, les jeunes gens reviendraient avec des connaissances et des relations qu'ils n'auraient pas eu en restant chez eux.

"Le type d'entreprise que vous proposez n'est pas sans risques et demandera beaucoup d'investissements. Vous n'êtes pas sans savoir que le Haut-Retrait ne disposera pas de port de ce nom avant l'aboutissement du chantier de l'embouchure du Stirn... Vos spécialistes nous seraient d'un grand secours sur cette question. Sans marine, nous ne pourrons pas envisager cette aventure à jeu égal."

Mains rapprochées, les bouts des doigts joints, Merunna avait l'air aussi calme et inflexible qu'un chêne séculaire. Elle était déterminée à lui faire payer le prix fort.

Le visage de Merunna se fendit également d'un large sourire. Elle se leva d'un trait, légèrement courbée sur la table où ses mains étaient toujours posées, et fixa Kassel d'un regard où brillait la flamme du mépris. De sa voix transparaissait toute la force d'une colère difficilement contenue.

"Sans paix, pas de commerce, Kassel. Retournez-donc chez vous faire pendre votre conseiller diplomatique. Berthram, veuillez raccompagner le Comte dans son terrier et veiller à ce qu'il ne s'égare pas en route."

La confiance ne s'accordait pas aussi facilement. Certes, si elle avait eu une raison reconnue par l'empereur, quel qu'il soit, d'envahir le comté d'Anwern, elle aurait pu profiter de l'absence d'échange d'otages pour le prendre à revers pendant qu'il s'occupait de ses petites expéditions ridicules. Mais de toutes façons, l'insulte à un membre de sa famille, accompagnée de surcroît d'une erreur sur la position de ce membre - le fils d'un cousin n'étant pas un neveu - dévoilait bien toute la nature de son interlocuteur. On ne pouvait accorder aucune confiance à un homme dénué de respect. Qu'il aille encore un peu plus loin, seulement, Merunna n'hésiterait pas à traverser la frontière la première à la tête de ses troupes.

Ledit Berthram, un garde bien bâti, s'approcha d'Elrick et de sa clique pour leur signifier qu'il était temps de partir.

Le Comte parti, la colère de Merunna explosa brutalement. Se relâchant d'un coup, elle frappa avec violence sur la table, poing fermé, un cri de rage émergeant d'entre ses lèvres. Habitués à de telles manifestations, ses hommes savaient que ce n'était pas le moment de l'énerver encore plus. Un peu gêné, le héraut recula d'un pas, tête basse. Les gardes ne dirent mot. C'était d'ailleurs ce que l'on attendait d'eux.


"L'abruti ! Qu'ai-je fait pour mériter de partager mon île avec un tel idiot ?!"

Les mains posées sur la table, elle baissa un instant la tête, réfléchissant aux implications des menaces de Kassel. Oh, elle n'avait pas peur de la guerre. Elle l'avait faite bien suffisament et, pour tout dire, était à son aise sur un champ de bataille mieux que nulle part ailleurs. Mais le peuple était toujours le premier à souffrir de ce genre de conflit, et il s'en serait passé volontiers. Bientôt, le fer serait à nouveau tiré de ses fourreaux et la barbarie se déchaînerait, une fois de plus. Les villes seraient incendiées, embrasant jusqu'aux nuages. Les femmes et les enfants seraient violés, les populations affamées et massacrées. Cette guerre, Merunna y comptait bien, serait la dernière sur l'Ile du Point du Jour - et elle ne pouvait se terminer que par l'élimination de l'une des deux familles qui y régnaient.

Ses yeux se redressèrent, se fixant sur un écu décoratif portant ses armoiries. De la colère, son regard était passé à la détermination la plus froide.


"Très bien ! Si c'est ce que ce fou veut, nous allons lui en donner pour son argent. Maximilien, ordonnez aux barons de lever les troupes."