Le Premier Sénateur d'Alevarnie demande audience privée

C'est un émissaire de marque qui avait été envoyé par le Doge d'Alevarnia : le Premier Sénateur Louis Liebaux. Si divers dignitaires de la République se disputaient la place de second magistrat de la République depuis la fondation de celle-ci, il était néanmoins sûr que les Premiers Sénateurs étaient des candidats sérieux, et celui-ci en particulier du fait de son ancienne liaison avec le Doge.

Homme beaucoup plus mûr qu'elle, Louis arborait du haut de ses quarante-trois printemps une belle forme et un physique avenant. Athlétique et souriant, il était doté d'un charisme tranquille qui ne laissait que peu de femmes indifférentes sans toutefois provoquer la jalousie des hommes qui avaient envie de se fier à ce sourire qui parvenait à paraître sincère même à ceux qui connaissaient l'homme, ou même sa place - personne ne s'en faisant une aussi belle en Alevarnie sans un peu d'intrigues.

Il avait du reste soigné sa mise pour ne pas se fondre dans la foule, sans pourtant en détonner : vêtu à l'Ilmengarde, ce qui était fort peu différent d'une tenue alevarnienne, il exhibait sans ostentation (c'était un homme de paradoxes) les plus belles étoffes, les plus beaux bijoux et une épée magnifique.

Tenant à la main sa coiffe - il était à l'intérieur - il avait laissé libres ses épais cheveux anthracites qui bien coupés frôlaient ses larges épaules. Et patiemment, après avoir franchi plusieurs obstacles fonctionnaires qui n'avaient guère songé à renvoyer chez lui cet homme si manifestement riche et puissant, au moins chez lui, il attendait que l'Empereur le reçût, l'ayant fait informer qu'un homme venu d'Alevarnie était porteur d'un message du Doge à son intention. Et en effet, il avait une lettre, mais plus encore une mission : rapporter à Héloïse tout ce qu'il entendrait, et tout ce qu'il verrait ; lui décrire l'homme qu'était l'Empereur et la manière dont il serait accueilli. En somme, préparer une éventuelle ambassade.

Mais effectivement, cette ambassade n'était qu'éventuelle : s'il commençait par l'Empereur par souci du protocole (après tout, il avait le titre) et par logique géographique, il était tout à fait possible que la République reconnût l'ArchiPrince comme prétendant, et donc interlocuteur légitime, pour représenter Ilmengard. Il lui rendrait visite dès son séjour fini en la capitale Blanche. C'était là sa seconde mission : ne froisser ni l'un ni l'autre par cette double visite.

Post N°12

Précédemment

Grommelant et pestant, le Grand Majordome exprimait par des reniflements incessants et des raclements de gorge son mauvais caractère habituel. La domesticité qui le croisait n’y prêtait aucune attention, habituée à sa sombre humeur constante.

Tous ces étrangers s’étaient-ils donné le mot ? On n’en avait pas reçu autant au Palais depuis des lustres. Décidément, cette noce était sujette à bien plus de bouleversements encore qu’il ne l’aurait cru. Comment un simple mariage pouvait-il attirer à ce point tout ce que l’Empire compte de pontes et même jusqu’aux huiles des royaumes voisins ?

C’était un homme bien mis, à la tenue luxueuse et discrète à la fois, qu’il retrouva dans l’immense Entrée d’Honneur. Rien à voir avec les hurluberlus enturbannés qu’il avait eu à côtoyer la dernière fois. Ne sachant pas d’où il venait, il aurait presque pu se méprendre et le prendre pour un Seigneur Ilmengarde. Mais depuis le temps qu’il exerçait son office, qu’il était le portier suprême, dernier cerbère avant d’approcher le Souverain, il connaissait sur le bout des doigts la nomenclature de l’Empire. Aucun des Seigneurs susceptibles d’être reçus au Palais ne lui était inconnu et cet homme-là lui était inconnu.

Professionnel et consciencieux, il se courba en une profonde révérence. Sa fonction primait sur tous les titres de noblesse dans l’exercice de sa charge mais elle ne l’abstenait pas de respecter la hiérarchie protocolaire, ni la courtoisie due à un interlocuteur princier. Il avait le pouvoir immense d’interdire l’huis Impérial au plus grand des Marquis, mais jamais il ne se serait permis de lui manquer de respect et encore moins de se comporter comme son égal. Roturier il était et roturier il resterait et le gibet ne manquait pas de souvenirs sur ceux de ses prédécesseurs qui avaient oublié ce précepte simple.

Etre au service des puissants expose à toutes les grâces et disgrâces, la faveur du Prince pouvant tourner à chaque instant, et les hauts fonctionnaires qui duraient étaient ceux qui savaient ne pas commettre d’erreurs.

- On m’a fait part de votre requête d’être reçu par l’Empereur, votre Grâce ! Hélas, notre très glorieux Souverain, au soir de sa vie, n’accorde plus que rarement audience. Et encore se contente-t-il d’audiences générales. Dans son immense bonté, et par souci de décharger notre estimé monarque de ses responsabilités écrasantes, c’est l’Impératrice qui reçoit généralement les émissaires étrangers. Hélas encore, elle est actuellement retenue par une affaire d’importance à l’extérieur du Palais. Peut-être votre Grâce aura-t-elle la mansuétude de bien vouloir patienter jusqu’au retour de notre Souveraine ? Peut-être que je puis me faire le porteur d’un message particulier à l’intention de notre Saint Empereur ?

Le Premier Sénateur ne se départit pas de son sourire. Il n'avait pas été annoncé - après tout, il n'était qu'un émissaire, certes un émissaire de marque mais tout de même un simple messager, dont justement la tâche était d'annoncer une visite. Il n'avait voyagé que dans un simple navire marchand qui avait remonté le fleuve et s'était rendu à pieds au Palais, à peine surveillé par deux gardes du corps. Il ne pouvait s'attendre à ce que jusqu'au bout on lui ouvrît toutes les portes sans délai, ne serait-ce que parce que la journée d'un souverain - ou manifestement ici d'une souveraine - était plus que remplie.

Toutefois, c'était un premier renseignement : l'Empereur ne recevait pas personnellement. Soit qu'il fût occupé à d'autres activités, soit que réellement il fût déclinant. Peu importait, il allait voir l'Impératrice :

- Je vous remercie, mais ma mission est de délivrer le message du Doge Héloïse Capelle directement à l'Empereur, ou à son plus haut lieutenant, l'Impératrice, donc. Je peux l'attendre, ou bien revenir plus tard selon ce qui conviendra le mieux selon vous à Son Altesse Impériale.

Le protocole alevarnien était simple mais d'autant plus strict. Il consistait essentiellement à être poli, et à marquer de la déférence envers ceux qui étaient mieux placés sans les institutions, mais comme chaque Patricien était susceptible d'accéder aux plus hautes fonctions, ils avaient entre eux essentiellement du respect mutuel, au moins formellement. Et comme les Bourgeois et Notables avaient tendance à gagner en dignité, on ne les prenait pas non plus de haut. Et comme tout succès dépendait d'une certaine popularité, on évitait également de froisser les hommes libres par trop de mépris. Si bien que le verbe alevarnien, s'il était très respectueux, était aussi relativement dénué des fioritures propres aux cours d'Ilmengard, et il ne serait pas venu à l'esprit du Patricien de parler autrement qu'avec politesse et concision au roturier qu'il avait en face de lui.

Post N°13

"Directement à l’Empereur !" C’est exactement ce que le Grand Majordome proposait à l’émissaire du Doge. Pour accéder directement à l’Empereur, il n’y avait pas d’autre choix que de passer par lui. Et il savait bien que c’était sans doute préférable à être reçu par la glaciale Irina.

S’il avait peu d’estime, beaucoup de crainte et de mépris pour la Souveraine, comme l’ensemble des habitants du Palais, il partageait avec eux un profond respect et une immense considération pour la personne du vieux monarque. Amicar savait agir avec sagesse et bienveillance, mais savait aussi se montrer ferme et implacable. Il gouvernait son Empire avec une maîtrise rare, une finesse et un sens politique aiguisés. Tous ici regrettaient que la maladie l’ait poussé à abandonner le plus gros de ses prérogatives à son épouse, qu’il ait choisi, de gré ou de force, de presque abdiquer en faveur de l’usurpatrice.

Sans doute qu’il était temps qu’il passe la main mais son successeur désigné, le Prince Thélamon, jeune, fougueux, impulsif, n’avait jamais su se montrer à la hauteur des grandes qualités de son père. Tout le Palais subissait l’autorité sans humanité de l’Impératrice, redoutait l’avènement d’un Prince encore trop juvénile et regrettait le temps béni où les rênes étaient tenues d’une main sûre et qui ne tremblait pas.

- Je ne saurais proposer à votre Grâce de patienter en ces lieux. L’attente peut être fort longue. Et je n’ai pas le pouvoir de vous attribuer des appartements dans l’enceinte du Palais. Tout ce que je puis faire pour être agréable à votre Grâce, c’est de recueillir l’adresse de votre villégiature en notre bonne cité et de vous faire parvenir un messager dans les meilleurs délais, sitôt que notre Illustre Impératrice sera mise au courant de votre requête et aura décidé de vous recevoir. Cela conviendrait-il à votre Grâce ?

Le Premier Sénateur regrettait de ne pouvoir rencontrer personnellement l'Empereur. Et bien sûr l'idée de lui transmettre un message, même avec un intermédiaire, avait des attraits tant la renommée de l'homme était grande. Mais là n'était pas son intérêt politique. Il n'avait pas pour mission de s'adresser à la personne qui aurait dû gouverner, mais à celle qui gouvernait effectivement. A savoir, manifestement, l'Impératrice. Même si sa réputation à elle était bien moins pleine de louanges. Bien sûr, il avait fallu tenter d'approcher l'Empereur lui-même. Si, tombant sur un bon jour, il avait pu obtenir pour Héloïse une entrevue avec lui, il eût pu en résulter de grandes choses. Mais si ça n'était pas possible, il ne pouvait se permettre de former le voeu pieu que l'Empereur pouvait désormais, dans les faits, s'affranchir de l'influence de sa femme. Alors, ce serait la femme qu'il verrait, si détestable que la décrivît la rumeur.

Il dut donc acquiescer :

- Alors qu'il en soit ainsi. Je suis hébergé chez le marchand alevarnien Benjamin Duteil, à deux pas du palais. Je vous remercie pour vos bons conseils. Et si vous le pouvez, bien que ce soit bien maigre, assurez l'Empereur de toute la sympathie d'Alevarnia pour son auguste personne, à défaut de pouvoir le lui dire moi-même.

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